Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA DANSEUSE DU
VENTRE
(Courte
nouvelle)
Ça y est, j’ose enfin avouer la chose. Depuis le temps Olly Polly a dû vieillir et ses muscles ont dû se
relâcher – et moi en quinze ans je suis devenu plus fort, et ce matin, quand
j’y ai repensé, j’ai senti que je n’avais plus peur d’Olly Polly.
De toute façon toute cette affaire a déjà perdu son intérêt et Olly Polly a sans doute changé de carrière depuis, ou
peut-être est-elle tombée… Mais pardon, ne gâchons pas la chute.
Honorable Cour, je le reconnais donc, à
quinze ans j’étais amoureux d’Olly Polly, la
danseuse du ventre. Pour avoir ce coup de foudre il ne m’a même pas fallu voir Olly Polly en chair et en os – il m’a suffi de voir
cette affiche de deux mètres sur laquelle l’Orfeum
faisait savoir à notre capitale que le démon représenté sur l’image, avec ses
lèvres haletantes et ses yeux de braise grands comme deux poings, Olly Polly, la danseuse du ventre, se présenterait
pendant quelques semaines chez nous.
J’en ai eu des frissons dans le dos et j’ai
failli tomber dans les pommes en regardant cette affiche. Au demeurant je
n’étais pas seul dans ma conviction qu’Olly Polly,
la danseuse du ventre, en son entier comme dans les détails, est cette femme
pour laquelle on perd la tête et dont on ne peut même pas parler de la beauté,
on peut seulement aboyer, hennir. Il existe certainement encore des personnes
qui se souviennent de l’effet que dans ce temps, en 1903, a produit Olly Polly, la danseuse du ventre, sur la population
masculine de Budapest. L’Orfeum, où elle se
produisait, affichait complet jour après jour (chose rare à l’époque), le mari
abandonnait sa famille, le fiancé se séparait de sa promise, pour voir Olly Polly danser avec son ventre.
Lorsqu’il fut certain qu’à cause d’Olly Polly j’étais bon pour la session de septembre en
mathématiques et que je pouvais mettre une croix sur mes vacances au Balaton,
j’ai décidé d’agir. J’avais un camarade de classe dont le frère était
journaliste – j’ai réussi à obtenir une place gratuite pour le soir à l’Orfeum, je vous épargne le prix d’un billet. J’ai donc vu Olly Polly en vrai – et je l’ai vue danser, onduler,
serpenter sur place – j’ai vu se déboîter chacun des muscles de son ventre
magnifique et j’ai vu ses bras éblouissants nager en hélices sur les vagues que
soulevaient le halètement des désirs des hommes et le bruissement des yeux
exorbités, dans l’atmosphère âpre et parfumée. Seuls ses deux yeux noirs nuit
étincelaient sous ses cheveux, car Olly Polly
était une femme arabe et respectant les mœurs
et instructions pudiques du Coran, elle avait recouvert sa figure et son
corps d’un voile épais. Seul son ventre restait nu.
J’ignore comment j’ai regagné mon domicile
ce soir-là. Tout ce que je sais est que le lendemain soir je suis resté au guet
jusqu’à une heure, une heure et demie dans une rue derrière l’Orfeum, là où sortent les comédiens et les artistes,
jusqu’à ce qu’on éteigne les lumières et que tout devienne noir. Tout le monde
était parti, on avait fermé la porte, je n’ai vu Olly Polly
nulle part. Par où avait-elle pu sortir pour échapper à mon guet ? Je suis
rentré chez moi désespéré.
Le lendemain j’ai osé pénétrer jusqu’au
couloir dans lequel s’ouvraient les portes des loges. J’ai menti au portier,
j’ai prétendu apporter une facture à un artiste de renom. Le cœur palpitant
j’ai longé les plaques sur les portes – sur l’une d’elles j’ai enfin découvert
le nom entouré d’une bordure dorée : Olly Polly.
Je me suis blotti dans la pénombre du
couloir et j’ai attendu. Vers minuit et demie la porte d’Olly Polly
s’est enfin ouverte – ma gorge était sèche et mes temps battaient. Oh,
surprise, ce n’est pas Olly Polly qui est sortie
de la loge – mais un jeune homme grand, costaud, blond. En tirant son chapeau
sur les yeux il a pressé le pas vers la rue.
Un horrible soupçon empoigna mon cœur.
« Elle a un amant ! » - me suis chuchoté, et j’en étais certain.
J’ai décidé de le tuer.
Fort heureusement en ce temps-là j’étudiais
avec plus de diligence le religieux roman de Sherlock Holmes que la
physique expérimentale de Monsieur le professeur Ipoly Fehér, et Conan Doyle m’aurait certainement envié mon
imagination qui m’a permis de dénicher l’adresse en ville d’Olly Polly ;
la démoniaque danseuse du ventre, à l’époque j’ignorais encore pourquoi, avait
bâti des obstacles incroyables au-devant des curieux. Il est sûr qu’à Budapest
j’étais le seul à avoir découvert cette adresse.
Mais j’ai fini par l’avoir. Et un morne
matin je m’y suis rendu. Mon intention était de prévenir Olly Polly
qu’elle devait rompre avec le jeune homme blond, si elle ne voulait pas que la
« Main Noire », mette mystérieusement fin à ses jours.
C’est une vieille femme soupçonneuse qui
m’a ouvert la porte. Quand j’ai demandé si Olly Polly
se trouvait chez elle, elle a répondu ne pas connaître ce nom. Elle
ajouta :
- En fait, Monsieur se trouve bien
chez lui, mais il ne reçoit personne, il répète.
Monsieur ? Ce misérable blond se
trouverait-il chez elle ?...
J’ai bousculé la vieille et forcé le
passage. Au milieu de la pièce dans la pénombre j’ai aperçu une masse en train
de se tortiller et d’onduler. L’instant suivant, dès que mes yeux furent
habitués à la pénombre, j’ai fait une reculade effrayée et ébahie. Je voyais
devant moi le blond qui se tortillait et faisait gigoter son ventre. Il était
tout en sueur.
- Olly Polly…
- ai-je crié. Je voulais demander où elle se trouvait, mais je n’eus pas droit
à la parole. Le jeune homme athlétique se jeta sur moi. Il hurla amèrement.
- Ces salauds de journalistes !
Ils m’ont retrouvé !
Puis comprenant qu’il avait affaire à un
jeune garçon il poursuivit plus calmement, mais toujours aussi menaçant.
- Écoutez, mon petit gars. Puisque
vous m’avez pris sur le fait, tant pis, je le reconnais : c’est moi Olly Polly. Il faut bien vivre de quelque chose. Où
trouver une femme, capable d’exécuter ces exercices de ventre incroyablement
difficiles ? Pour y parvenir, on a besoin de muscles comme les miens. Ce
n’est pas pour rien que j’ai été un culturiste fameux pendant neuf ans. Tenez,
tâtez ici. Sachez qu’il n’y en a aucun autre à Budapest comme moi.
Et il me tendit sous le nez son bras effroyable
avec des muscles à faire des sauts de grenouilles.
Quelles grenouilles ! Elles se sont
tues depuis quinze ans. Mais aujourd’hui les muscles d’Olly Polly
doivent être fanés et sans force. Je ne pouvais plus me taire.
Pesti
Napló, 13 octobre 1918.