Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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POÊLE

 

Un journaliste s’est manifesté chez moi ce matin. Il s’est présenté et a dit qu’il venait de l’an 2325, à bord de la machine du temps de Wells, afin de s’enrichir de données de notre temps pour son étude historique. Il a remarqué qu’au siècle auquel il appartient l’écriture de l’histoire se fait bien plus consciencieusement que chez nous – s’ils ont besoin de documents fiables, ils montent simplement dans une machine du temps, ils descendent dans l’année étudiée et c’est là qu’ils recherchent ce qui leur manque. Je lui ai demandé comment il se fait que nous n’ayons jamais croisé encore des hommes du futur de passage, il a répondu que normalement ils ne passent pas beaucoup de temps à un seul endroit, du fait de leur facilité de revenir à tout moment – ils ne contactent guère les morts (c’est ainsi qu’il nous a appelés, nous qui vivons aujourd’hui), car ils sont généralement passablement limités et ignorants, ils ne comprennent pas les questions et sont incapables d’y répondre. Néanmoins il leur est toutefois souvent arrivé de s’adresser aux uns ou aux autres chez nous, même récemment, voire à plusieurs reprises au cours de la guerre – mais d’une part personne n’a cru que le voyageur en question arrivait vraiment du futur, et d’autre part on ne comprenait pas ce qu’il voulait, tout en se moquant de lui, le prenant pour un rêveur naïf ou un escroc. Ceci d’ailleurs ne leur a nullement nui, plutôt à nous qui, si nous avions écouté leurs avis d’actions ou de décisions, dont le résultat et l’issue sont pour eux, dans le futur, nécessairement connus, souvent nous aurions agi différemment, nous aurions pris d’autres décisions.

Après cela c’est avec une grande curiosité que j’ai attendu ses questions, et moi-même j’aurais aimé être éclairé par lui sur certains sujets. Sur ce dernier point il s’est montré en revanche assez indifférent et réticent : il a déclaré que ni nos mouvements politiques ni nos excitations sociales ne l’intéressaient, car ces derniers ceux-ci jouent un rôle franchement minime à l’époque d’où il vient, et les résultats ultérieurs de ces mouvements et de ces excitations lui ont appris qu’il eut mieux valu que nous y fussions moins intéressés nous aussi. En réalité il menait une recherche sur une question scientifique (là il m’expliqua quelque chose au sujet de l’énergie thermique, mais je n’y ai rien compris), il souhaitait apprendre dans quelles conditions thermiques nous vivions aujourd’hui (il utilisait toujours le temps passé, à notre propos). Il avait lu quelque chose sur la pénurie de charbon, qui a caractérisé ces dernières années – c’est à ce sujet qu’il voulait s’informer.

À ce propos il fit quelques remarques critiques sur nos institutions culturelles et nos installations urbaines. Cette barbarie et ce sous-développement dans lesquels notre temps traitait le problème important du chauffage sont inouïs, a-t-il dit. Dans un siècle qui possède, même si c’est sous des formes imparfaites et primitives, l’avion et l’éclairage électrique, la cinématographie et l’ascenseur, en matière de chauffage nous ne sommes guère plus avancés que l’homme singe de Néandertal. Nous n’arrêtons pas de nous plaindre que les réserves de charbon, l’énergie thermique potentielle de la Terre, vont s’épuiser – qui plus est nous gâchons si bêtement et si stupidement ce combustible, qu’il est facile de comprendre ce que nous avons l’air d’ignorer : un épuisement total de nos réserves dans un proche avenir. Dans nos logements confortablement meublés, équipés de l’eau courante et de l’éclairage électrique nous nous chauffons avec des poêles en céramique ou des cheminées gigantesques – ces monstres de l’architecture et des sciences techniques, qui ne rendent que tout au plus une vingtième part de l’énergie thermique que nous y investissons, ils éparpillent le reste dans l’espace froid. On construit les nouveaux immeubles avec des ascenseurs, des baignoires et des lavabos élégants – et on replace encore dans la chambre ces vieux poêles, ce serviteur fumant, insatiable, capricieux et sale, qui cause toujours des ennuis, qu’il faut tout le temps nourrir, que nous surpayons constamment – cette épouse garce pour laquelle, quand vient l’hiver, nous dépensons tout notre argent pour qu’elle nous aime, et qui nous trompe en notre présence en offrant sa plus belle chaleur à son amant, le vent inconstant qui sifflote dans la cheminée.

Comment est-il possible que dans les grandes villes, possédant le standard du téléphone et le service centralisé de l’eau et de l’éclairage public, on ne se soucie toujours pas d’un chauffage électrique centralisé ? Cela consiste tout simplement en une plaque de fils métalliques que l’on branche au réseau électrique et qui restitue à cent pour cent en chaleur ce qu’elle a reçu en énergie électrique. C’est incroyable qu’on cherche en vain dans toute l’Europe une ville qui aurait réalisé cela…

Ici j’ai commencé à en avoir par-dessus la tête de mon excellent collègue et j’ai essayé de dévier la conversation sur des sujets politiques. Mais cela ne l’intéressait pas et bientôt il prit congé. J’ai haussé les épaules et versé mon dernier quintal de charbon dans mon poêle, pour que mes doigts ne gèlent pas, au moins le temps d’écrire cet article.

 

Pesti Napló, 19 février 1919.

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