Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SOUVENIR[1]
Chérie… de quoi dois-je te
parler ? Chérie… te souviens-tu de moi ?
Chérie… j’ignore où tu te trouves désormais,
mais tu sais que je t’aime, que je pense à toi, à toi qui
ne fais pas de politique et qui ne te casses pas la tête à cause
du gouvernement, à cause de l’Entente et à cause des
devises, tu ne te soucies pas pour les départements, ni à cause
de l’attitude menaçante des Tchèques, ne lis pas les
éditoriaux de Dezső Szabó, toi qui évites de te faire
peur avec des horreurs, qui te reposes et attends et sais très bien que
c’est impossible que ça tourne mal ce qui se passe ici ; tu
sais dans cet hiver maussade que les graines mettent du temps pour germer,
quelques arpents sous la terre, elles attendent la paix pour percer leurs
odorantes feuilles vertes, leur doux petit duvet, sans craindre une seconde de
se cogner au dehors à quelque ligne de démarcation. Tu sais
déjà que tout va bien dès que la paix et la joie coulent
doucement dans tes veines, n’est-ce pas, et tu n’as plus peur, et
tu regarderais avec le même sourire serein et paisible dans les yeux du
soldat haletant qui t’adosserait au mur et pointerait son arme sur toi
pour tirer, que tu regarderais un visage brûlant de désir et
d’espoir s’approchant de ton visage. Tu vois, chérie, on
veut t’oublier, on veut oublier le silence, on crie et on fait du tapage
et on craint pour le passé et on craint pour l’avenir, mais tu
souris, chérie, parce que tu sais qu’on ne peut pas
t’oublier, tu ne crains pas l’avenir et tu ne crains pas pour ton
souvenir. Pourquoi les craindrais-tu ? Parce que notre âme s’est
assombrie dans la souffrance et dans la peur, il fait froid et notre raison se
rétrécit en claquant des dents dans notre crâne
frissonnant. Nous sommes des enfants. Mais toi tu es un sage et tu sais
déjà ce dont je commence seulement à me douter. Rien ne
peut disparaître sans trace, ce qui s’est passé se cache
seulement pour un temps, se cache dans la pénombre et s’assoupit
un peu. Quand j’avais quatre ans, je ne me souvenais plus de ce qui
s’était passé à mes trois ans, je l’avais
oublié parce que mon esprit était faible et peu clair, une
pâle petite mèche qui ne parvenait à éclairer le
passé que sur quelques jours. Mais à vingt ans, quand je
t’ai rencontrée, la petite flamme est devenue gigantesque, elle
éclairait à tout instant des régions lointaines en avant
et en arrière. Je me souviens bien désormais du ruisseau
Rákos que j’ai traversé quand j’avais deux ans. La
netteté d’un souvenir ne dépend manifestement pas de sa
proximité dans le temps comme on le croirait, mais de l’état
de développement de notre conscience. Tu sais bien, chérie, ce
que cela signifie, toi qui ne te préoccupes pas du projet de la
Conférence de Paris, mais de l’homme, du souvenir qu’il
laisse sur cette Terre. Cela signifie que nous ne devons craindre rien, nous ne
pouvons pas nous perdre, passer sans laisser de trace, on ne peut pas nous
tuer. Pourvu que ce misérable siècle stupide passe enfin avec son
obscurité, ses volutes de stupidité, ses errements, pourvu que
passent enfin les siècles sombres, ignorants de la race humaine. Aujourd’hui
nous sommes des enfants, nous ne voyons pas l’avenir et nous ne nous
rappelons pas le passé, mais ce passé n’est pas perdu pour
autant. Parce que des millénaires plus tard l’esprit de
l’humanité s’éclaircira, mûrira comme le fruit,
et dans dix mille ans les gens se souviendront de tout ce qui leur est
arrivé à eux, à leur père, à leur
grand-père, ils repenseront au berceau dont nous provenons et au
passé dont pour le moment nous avons tout oublié. Le proche
avenir est obscur et froid, le proche avenir nous oubliera et couvrira nos
traces de poussière, mais nous approchera de ce qui est encore
infiniment loin, et un jour notre souvenir reviendra à l’homme,
qui se souviendra de moi avec étonnement, moi qui me penche,
écrasé, ici, et de toi, chérie, oh, chérie que
l’on voudrait aujourd’hui oublier. Nous ressusciterons alors dans
l’âme de cet homme futur, tu le sais, toi, parfum doucement
souriant, silence doucement fredonnant, douce lumière, doux repos, ombre
encourageante, voix, souvenir.
Hetilap,
10 février 1921.