Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Ba-ba-hu… !

 

Je suis un homme distrait et occupé, c’est ce qui peut expliquer que ce mot Ba-ba-hu, je l’ai peut-être entendu plus tôt que l’excellente satire qu’en a faite Ferenc Herczeg. Au début je ne savais pas ce qu’il voulait dire : il était colporté par les gens des théâtres, inconsciemment, tel une charmante et innocente épidémie.  « Babahu ! » criaient-ils pour plaisanter, pour effrayer, sans aucune raison, « ba-ba-hu » badinaient-ils gentiment, « ba-ba-hu », lançaient-ils d’un geste de la main, écoute, c’est un truc complètement « ba-ba-hu », répondaient-ils quand je m’informais comment une chose a bien pu se produire. J’ai fini par pointer ma question directement à l’un d’eux : « dis donc, qu’est-ce que c’est ce ba-ba-hu ? » Mais il l’ignorait, il a haussé les épaules et dit qu’il l’avait lui aussi entendu comme ça – c’est une sorte d’interjection qui peut servir à l’occasion. J’ai grondé la personne pour utiliser un mot dont non seulement elle ignorait le sens, mais aussi l’usage – et à peine une heure plus tard, moi-même j’apaisais mon petit garçon avec un : « ba-ba-hu ! », « ba-ba-hu ! ».

Budapest est une ville de théâtres. Cela est attesté non seulement par le nombre des salles et les statistiques des fréquentations, mais aussi par ce genre d’épidémie. Certains mots partis de la scène se répandent à une allure vertigineuse, pour devenir dictons, être aspirés par le langage budapestois, cette mixture si souvent réprouvée, légère et colorée, mais qui n’en reste pas moins hongroise et la nôtre. Cette ville aime les mots, elle les aime pour eux-mêmes, elle en joue, elle s’en amuse – elle jongle avec distraitement, elle les couve, elle leur tape sur l’épaule avec une sorte d’humour supérieur que l’on ne saurait comprendre nulle part ailleurs. C’est en étudiant une tribu asiatique que la linguistique comparée a découvert que l’idiome de cette peuplade était quasiment impossible à apprendre sur papier, pour la raison qu’un même mot prononcé avec un accent différent change de sens, exprime une notion parfois seulement nuancée, mais parfois diamétralement opposée. Le jargon de Budapest cultive depuis longtemps ce rétrécissement du vocabulaire au bénéfice de la richesse des notions. Notre langage happe avidement ces boutons de langage, boutons de fleurs légères, qui, nés dans l’atmosphère de la scène, ont le même rapport avec les mots ancestraux et nobles de la poésie et de la prose que les décors de théâtre destinés à durer cent jours avec les tableaux peints pour des siècles – et que, à défaut de fondement fixé et déterminé, on peut appliquer à tout ce qu’on veut exprimer légèrement, fraîchement, sans prétention, pour faire allusion à un sens ou une signification que de toute façon tout le monde connaît, bref, à tout ce que le trésor du vocabulaire résume sans générosité dans l’usage public par un unique mot savoureux : « truc ».

C’est le mot truc qui est remplacé ou colorié par ces mots lubies éphémères, avec lesquels l’allègre public budapestois fait la réclame d’une pièce – c’est pourquoi cela a une importance si grande quand je dis « ba-ba-hu ». Mais tout ceci n’est vrai qu’en général. Aujourd’hui à Budapest il existe aussi d’autres raisons pour sucrer le sujet ou le verbe d’une phrase avec un amas de lettres qui ne veulent rien dire, dans les cas où, comment dire, tout ne tourne pas rond avec ledit sujet ou ledit verbe. De nos jours ces petits mots non seulement expriment mais aussi dissimulent certaines notions dont on ne peut jamais savoir s’il est convenable de les prononcer – ou quelle est la relation entre ce mot et mon interlocuteur. Il existe des raisons qui actuellement ont rendu nécessaire que ce ne soit pas un père homme mais un père oiseau qui parle à ses fils – or un père oiseau parle d’habitude en langage d’oiseau. Et la plus petite question, l’affaire la plus privée, a des relations avec d’autres questions moins petites et moins privées, et la presse… Bref, il convient de prendre en considération toutes sortes de choses babahues, donc on se réjouit de pouvoir disposer d’un babahu qui permet de sauter d’un mot à un autre, lorsque la phrase touche certains babahus délicats.

Et l’écrivain qui a éventuellement pensé un sens sérieux et important derrière un mot quand il l’a lancé sur le marché, ne doit pas se formaliser si le frivole mais aimable langage budapestois le tourne gentiment en dérision. Parce qu’il y a de l’affection dans ce culte – la joie de l’enfant qui ne veut que jouer, rien de plus : l’enfant joue aussi avec les objets utilitaires. Il ne faut pas les lui prendre des mains, il ne les cassera pas – et s’il les casse, fabriquons-en d’autres pour lui. A-t-on nui à Bib Doda[1] quand il est venu à Pest et j’ai lu cet épigramme dans Nap :

            Ma chère fille, Bib Doda

            Moi aussi au même endroit

            J’arrivais à seize ans tout droit.

D’autant plus que sans cet épigramme je ne saurais même plus qu’un jour a vécu un Turc ou quoi de ce nom. Cela ne nuit pas à Shakespeare non plus que grâce à Ferenc Molnár la grave malédiction « le choléra l’emporte ! » soit devenue la salutation la plus courtoise à Budapest – en lieu et place de bonjour, je suis votre serviteur. Celui qui a la générosité de chercher dans les choses le bien qui est dedans et non celui qui y manque doit sourire et pardonner à Budapest pour ce léger cynisme derrière lequel réside intérêt et affection, et ce qui toujours, sous toutes les formes, est plus utile et plus productif que l’acide et orgueilleuse indifférence assise sur son haut cheval moral.

 

Színházi Élet, n°49, 1921.

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[1] Prenk Bib Doda (1860-1919). Leader de la résistance albanaise contre les Ottomans.