Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
catastrophe ferroviaire
La première que j’aie
vue.
Cela commence… pour moi, à une heure. Je
suis assis à la terrasse du café. Un homme passe devant
- Douze et trente à ce qu’on dit.
Un journaliste se lève, regarde sa montre.
Quand ? Il y a un quart d’heure. Il hèle la table voisine. Nándi, tu as ta machine sur toi ? Pour quoi
faire ? Collision à Rákos, douze morts.
Le journaliste acquiesce, avec le même
sang-froid permanent que le médecin des urgences qui ne se permet pas de
s’étonner si quelqu’un se suicide. L’accident est son métier à lui ; ce
qui arrive une seule fois dans la vie d’autrui, pour lui c’est un spectacle
quotidien. La vie normale de tous les jours, composée de moments
extraordinaires, d’horreurs inattendues et rares. Son calme me surprend mais il
me l’explique : l’accident s’est en effet produit un quart d’heure trop
tard pour pouvoir sérieusement l’intéresser car ça fait cinq minutes qu’ils ont
bouclé le journal. Sinon pour quelques exemplaires. S’il fait arrêter les
machines, on pourrait insérer deux ou trois lignes peut-être. En tout cas il y
va, pour les prises de vues. Est-ce que je veux l’accompagner ? J’y vais.
Voiture. Mais où faut-il aller ? Il
ouvre des yeux étonnés. On l’apprendra en cours de route ! Nous sommes
déjà à la Gare de l’Est, il hèle un agent de police. L’accident ? L’agent
désigne une direction. On poursuit notre course. Le reporter manipule son
Kodak : « J’ai dix plaques ! Trois pour les voitures, deux
latéralement, une pour les cadavres, quatre pour des voyageurs qui avaient raté
le train et les badauds. Eh, Monsieur… l’accident ? C’est bien
par-là ? »
Il me pousse l’épaule. Regarde, ils
reviennent déjà ! Une ambulance file en face de nous. Quand elle nous
croise, des éclairs de lourds nœuds de gaze blanche. Un premier blessé.
Les autres ambulances suivent minute après
minute. L’une d’entre elles est immobilisée sur le bas-côté, avec un pneu
crevé. Dans la voiture l’ambulancier panse, sous la voiture le chauffeur
répare. Journée robuste de mai, nuages, fumées, usines, champs, image du
faubourg. Hé, on est encore loin ? Dans cinq minutes vous y êtes, nous
répond quelqu’un.
Le long de l’avenue habituellement déserte
des artisans en sueur, des petits-bourgeois en grand nombre accélèrent le pas
vers la grande Scène où Quelque Chose se passe ; on ne peut pas encore
savoir quoi, mais déjà il attire, il réveille la Curiosité alarmée, c’est un
caillou lancé dans une fourmilière : une double vague, d’abord ils
s’enfuient, puis ils se rassemblent.
Mon compagnon se met debout dans la
voiture. Nous y sommes, garez-vous là, au pied du remblai.
Je n’aurais même pas remarqué.
Effectivement il y a un petit attroupement au bord du remblai, une cinquantaine
de personnes tout au plus. Des femmes, des enfants, de vieux ouvriers grimpent
et redescendent de la voie ferrée. Aucun effarement sur les visages. Des gens
simples, réservés, qui s’intéressent, méditent, observent. Ils assisteraient de
la même façon si on plantait le chapiteau d’un cirque ambulant.
En bas sur les rails se trouve un convoi,
bondé, des têtes curieuses se tendent aux fenêtres. Quelques mètres plus loin,
calmement, comme si rien n’était plus naturel, trois wagons renversés sont
couchés sur le côté près des rails, les lourdes roues en l’air, comme autant de
chevaux fatigués qui se seraient couchés pour se reposer. Sur les côtés des
wagons qui regardent vers le haut, fenêtres et portes sont ouvertes, béantes,
la tôle brune s’enroule capricieusement comme si c’était du papier.
Des hommes en bleu fourmillent autour de
l’épave. Ils martèlent et ils arrachent. Le soleil tape, un enfant pleure, sa
mère lui tend un biberon. À côté de moi un tas de vêtements, un panier plein de
provisions, recouvert d’une toile bleue, un petit pain à demi consommé a roulé
par terre. Un vieillard est là pour y veiller. Il était passager de ce train,
avec son fils que les ambulanciers viennent d’embarquer. Lui, il n’a rien. Il
cligne des yeux vers le ciel, craignant la pluie. Comment fera-t-il pour
trouver un tram, pour rentrer en ville ?
Je me retourne. Directement derrière la
voiture renversée, un tas de débris épars : le dernier wagon pulvérisé par
la locomotive qui l’a heurté. Des enfants l’entourent, le regardent sans rien
dire. Vu du haut du remblai tout cela évoque trois énormes coléoptères écrasés,
éviscérés, sortis d’un conte ; peut-être des insectes géants, des
Sélénites, habitants de la Lune chez Wells. Ils sont descendus pour conquérir
la terre, et les voici éclatés, étalés au fond de l’océan d’air trop dense pour
eux. Et tout autour d’eux, l’indifférence, les regards froids, la pauvreté et
la misère de la vie terrestre.
Quelques pas plus loin un cadavre nu, étalé
sur l’herbe. Perdu dans ces tas de chiffons crasseux, lui-même ressemble à un
bout de chiffon, poussé sur le bas-côté afin de ne pas déranger les passants.
Un ouvrier, on le reconnaît immédiatement, même dans sa nudité, aux couleurs si
différentes du visage et du corps. Ses cheveux souillés de sang collent à son
front, ses lèvres sont ouvertes. Le photographe se plante devant lui,
suggestif, sévère, il oriente sa machine vers le corps. Les passants s’arrêtent
eux aussi, fixant tantôt l’appareil de photo, tantôt le corps. Tout à coup ils
trouvent de l’intérêt à ce mort, comme quelqu’un qui aurait été décoré. Les
gens s’agitent, ils s’émoustillent, ils pourraient peut-être rentrer dans
l’image, profiter d’un rayon de la lumière de la popularité. Seul le mort est
indifférent. Juste au moment où je le regarde, un lézard vert émeraude jaillit
sous son dos et court le long de sa jambe. Une mère avec un enfant dans les
bras s’arrête, observe longtemps et respectueusement le travail du
reporter ; puis elle regarde le mort, hausse les épaules, elle ne comprend
pas ce succès, l’enfant pousse des cris et désigne le lézard de son index. La
mère et l’enfant passent un moment agréable, compte tenu des circonstances. Un
sentiment obscur me suggère que ce sont eux qui ont raison. Moi, c’est plutôt eux
que je photographierais.
Des motards arrivent. Beaucoup de motards.
Un sabre de police étincelle, l’inspecteur général. Certains sont déjà
fatigués, ils traînent leur attirail et s’installent sur le bord du chemin. Les
hommes allument des pipes. Deux hommes plus âgés, des ouvriers sans doute,
regardent en direction du ruisseau. Ce gazomètre, dit l’un d’eux, cette espèce
de réservoir s’enfonce dans le sol au fur et à mesure de la consommation.
Je me fraie un chemin parmi les débris, je
traverse les rails, je veux arriver jusqu’au-delà du remblai, et je médite sur
l’impassibilité humaine. Comme c’est curieux ! Ne savent-ils pas qu’il
s’agit d’eux ? Ne sentent-ils pas l’horreur de l’instant ? De
l’Instant qui chaque fois recommence, chaque fois porteur de la mort, qui ne
viendra pas ou qui vient, qui existe, dans l’espace et dans
le temps, toujours et partout, en eux et autour de nous.
Un petit crac, comme si quelqu’un m’avait
tiré. Je me retourne. Un dard dépassant d’un débris de tôle a accroché mon
manteau et l’a déchiré. Je réprime un juron ; saloperie, ça ne fait pas
quinze jours que je l’ai acheté ! Qu’est-ce que je vais entendre à la
maison ! Le mieux serait qu’en partant d’ici je passe d’abord chez le
tailleur, mais pas chez cet escroc qui la dernière fois m’a compté deux fois
plus cher, pourtant il pourrait savoir que je ne suis pas directeur de banque,
aïe, aïe…
Où est-ce que j’en étais ? Oui,
l’impassibilité… L’indifférence ordinaire des gens ordinaires… Moi, ceci, cela,
c’est autre chose, moi… J’ai voulu faire pénitence, inconsciemment… J’ai voulu
prendre part au malheur collectif, je voulais subir moi aussi des dégâts, avoir
moi aussi ma collision…
D’après Sigismond Freud ce doit être la
seule explication de la déchirure du manteau… Oui, d’après Freud, je connais
l’enseignement de Freud… D’après lui je suis un être bon et généreux…
Mais ça sent mauvais ici. De la ferraille
rouillée, de la poussière, des gens pauvres, des cadavres au bord de la route.
Le train suivant halète, asthmatique, avec ses boyaux surpeuplés, il est
content de pouvoir souffler un peu, mais il aimerait poursuivre sa route, si
c’était permis.
Un vrombissement enroué en l’air. Je lève
mon regard comme sortant ma tête d’un bain de vapeur. Sur le drap lisse du bleu
du ciel un avion tente de gagner de l’altitude, avec une légèreté gracieuse,
presque affectée. Il vient de décoller au même endroit d’où ce train est parti,
en une minute il est arrivé au-dessus de nous, il se repose un instant comme
pour guetter un peu vers le bas. Il se redresse, s’élance, se hisse, une minute
de plus et il flotte déjà au-dessus d’un point lointain où ces trois insectes
éviscérés ne parviendront jamais.
Pesti Napló, 30 mai 1925.