Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
placement[1]
La femme : Arrête, qu’est-ce que tu veux encore avec ces trois
millions... C’est ridicule. Qu’est-ce qu’on peut faire avec trois
millions ?
le
mari : Tu te répètes…
C’est ton principe, ce geste dédaigneux et répéter « Qu’est-ce qu’on peut
en faire ? »… Si on ne peut rien en faire, je n’ai qu’à les jeter au
feu, ou qu’à les semer sur le trottoir… Une autre femme aurait des idées, une
autre femme encouragerait son mari. Elle serait économe, une autre femme
croirait en l’avenir, voudrait quelque chose… alors que toi tu te contentes de
répéter « Que peut-on en faire ? » Chaque mot dans ta bouche me
vexe et m’humilie !...
la
femme : Cesse, je ne
te parle plus. Je ne te dis plus rien, quelle fortune trois millions !
Avec ça tu n’as qu’à acheter les usines Ganz[2], en faire un théâtre d’opérettes, et tu
n’as qu’à embaucher la Jeritza[3] pour six ans, c’est un bon placement, avec
les trois millions.
le
mari (furieux) : Ton humour grinçant ne
m’intéresse pas ! Bien sûr qu’on peut faire des choses avec trois
millions… et comment… une fois que par hasard ces trois millions sont là et
c’est du superflu… trois millions de superflu, c’est plus que trente millions
de nécessaire…
la
femme (sèchement) : Tu n’as qu’à acheter un billet
de loterie avec.
le
mari : Pour blaguer
on peut toujours compter sur toi. Tu ferais mieux d’avoir des idées ou
d’essayer au moins, tu me soutiendrais mieux dans mes soucis, dans ma lutte
pour réussir – si déjà tu n’as rien apporté dans le ménage…
la
femme : Parce que toi
tu as tant apporté…
le
mari : En voilà du
nouveau ! L’homme moderne qui apporte une dot pour se marier. Serait-ce le
dernier acquis de l’esprit féminin rallongé par le raccourcissement de la coupe
à la garçonne ?
la
femme (sèchement) : C’est un acquis très ancien que
le mari auquel une famille confie la prunelle de ses yeux soit quelque chose ou
quelqu’un – riche ou talentueux, un fils de bonne famille, un homme excellent,
ou au moins beau.
le
mari (s’étrangle) :
Je ne suis rien de tout ça ?
la
femme (légèrement) :
Je n’ai pas parlé de toi. Je parlais en général.
le
mari : Alors moi
aussi, comme ça en général, comme un proverbe, sans personnaliser, sans parler
de toi, loin de moi pareille idée, j’observe que… que… tu n’étais toi non plus
ni riche, ni belle, ni même cultivée.
la
femme (sèchement) :
C’est intéressant. Comment ça se fait alors que tu étais fou de moi ?
Pourquoi fallait-il, après le neuvième refus que je t’avais administré, qu’on
soit obligé de céder aux supplications de ta mère de te sauver la vie, que je
te chante un oui de sauvetage, pour faire sortir de ta bouche le revolver avec
lequel tu voulais t’envoyer une balle dans la tête à cause moi ?
le
mari : Ma pauvre mère
s’est trompée.
la
femme : En quoi, tu
n’allais pas te tirer une balle dans la tête ?
le
mari : Si, bien sûr.
Son erreur consistait à me recommander de faire semblant de vouloir me
suicider. Elle s’est trompée au sujet de l’oncle.
la
femme : Au sujet de
l’oncle ?
le
mari : Au sujet de
ton oncle, l’oncle Géza, le nabab, le milliardaire, dont elle s’imaginait que
tu étais sa préférée et qu’il te doterait généreusement quand tu te marierais.
la
femme (après une pause) :
Tu veux dire que tu m’as épousée parce que tu comptais sur mon oncle Géza…
le
mari : Ah, non, je
parle comme ça, en général.
la
femme (avec vivacité) : Que je ne suis pas la préférée
d’oncle Géza, j’aurais seulement fait semblant de l’être ?
le
mari : Mais non,
voyons…
la
femme (de plus en plus
furieuse) : Eh bien
sache que je suis sa préférée… Sache que si oncle Géza s’est détourné de moi,
s’il m’a refusé son soutien, c’est parce que je t’ai épousé… alors qu’il était
opposé à ce mariage.
le
mari (ironiquement) : C’est facile à dire.
la
femme : C’est vrai…
Figure-toi que pas plus tard qu’hier il m’a dit que… qu’il serait prêt à me
céder sa maison de quatre étages du boulevard, mais il ne le fait pas parce que
c’est toi qui en profiterais, or il te déteste.
le
mari (blême) : tu mens !
la
femme : Je
mens ?... Alors écoute !... Il a déclaré et il est prêt à le
consigner par écrit que si je mettais un enfant au monde, à la minute même il
ferait enregistrer cet immeuble à mon nom. Car alors il aurait l’impression
qu’il le donnerait à moi et à une personne de mon sang !... Je ne voulais
pas te le dire !...
le
mari (après une pause) : C’est vrai, ça ?
la
femme : Je vais lui
réclamer ce papier si tu veux.
(Longue pause)
le
mari (regarde sa montre).
la
femme (ironiquement) : Tu as peur de manquer ton
entraîneuse ?
le
mari (avec douceur) : Pas du tout… au contraire,
aujourd’hui je n’ai pas envie de sortir.
la
femme : Tu ne sors
pas ?
le
mari (en souriant) : Ça ne te fait pas plaisir si je
reste à la maison ?
la
femme (hausse les épaules.)
(Pause)
le
mari : Cette robe…
euh… tu viens de la faire faire ?...
la
femme :
Pourquoi ? Elle ne te plaît pas ?
le
mari : Mais si… Elle
te va très bien.
la
femme : Tu ne vas pas
bien ? Tu ne m’as encore jamais fait de compliment.
le
mari (en souriant) : Pas de ma faute si tu ne les
entends jamais… (après une pause)
Donc ça te déplaît que je reste à la maison ?!...
la
femme (hausse les épaules).
le
mari (tend les bras,
doucement, chaleureusement) :
Margit…
la
femme (boudeuse) : Va… vilain…
le
mari (l’étreint
fougueusement) : Tant
pis… tant pis si je suis vilain… pourvu que tu sois douce et gentille… (doucement)… alors… je peux
rester ?
la
femme (hausse les épaules,
rit) : Toi alors…
girouette…
le
mari (vivement, électrisé) : Prépare-nous un thé… est-ce
qu’il nous reste de cette eau-de-vie d’abricot ?... On va se payer du bon
temps… tous les deux…
la
femme (se blottit contre lui) : Oh, toi… grand enfant…Qu’est-ce
qui te prend ?
le
mari : Moi ?...
Rien… Que veux-tu que ce soit ? Je suis amoureux…
la
femme (en minaudant) : Amoureux, de qui ?
le
mari : De
qui !... De qui !... (En blaguant) De l’oncle Géza… (Baiser. – Pause. –Distraitement.)… À
propos, robe… dis-moi… est-ce que trois millions suffisent pour acheter de la
layette ?!... (Il l’embrasse, fait
le beau) Ce ne serait pas un mauvais placement… Il paraît que le prix de la
layette va monter cet automne…
Pesti Napló, 1er novembre
1925.