Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Mots[1]
Ce sont les gens nerveux qui la connaisse,
cette nervosité, le jeu avec les mots – je ne parle pas des jeux de mots, c’est
autre chose ; ceux-là, même s’ils sont mauvais, ont l’excuse de vouloir
exprimer une chose spirituelle cachée, dans le but d’amuser. Je parle du
calembour nerveux qui a une parenté avec le geste nerveux, distrait, par lequel
nous souhaitons détourner notre attention, ou au contraire nous
concentrer : le craquement des doigts, le tambourinement sur la table, le
tiraillement du lobe de l’oreille, la caresse du menton (comme s’il y avait une
barbe).
C’est chez le citadin qui rencontre
beaucoup de gens de toutes sortes et utilise continuellement la parole, les
mots – a fortiori si c’est son métier, le pauvre, qui l’exige ! – que la
manipulation des mots peut devenir un tic nerveux.
Parmi nous, travailleurs des mots,
écrivains et orateurs, je distingue de ce point de vue deux types : celui
qui dans ce domaine est dans le même cas que moi, et celui qui le dénie. Moi,
je vais maintenant avouer en toute sincérité comment ça se passe avec moi.
Je vais l’avouer à toi aussi, jeune croyant
qui dans le tram, pendant que ton regard respectueux trahit à quoi tu
penses : tu penses que moi, je suis en train de construire la base de
chefs d’œuvres immortels ou encore un poème – eh bien, je t’avoue que je
déchiffre les enseignes que nous croisons de façon éphémère, et sur chacune
d’elles je lis l’inscription contenue, mais dans le désordre pour voir ce qui
en sortirait. J’ai déjà cent fois découvert que "épargne" peut
devenir "grand peine". Quelle joie j’ai ressentie quand après des
semaines de lecture de ce genre j’ai fait des découvertes telles que
"baignade" devient "badinage", "samedi"
correspond à "medias", tandis que "aimer" devient
"marié" et "désolé" devient "soldée", et je ne
peux pas te dire à quel point j’ai envié mon confrère poète qui avait déniché
que "matière à contredire" peut se transformer en "récréation à
méditer".
Je dois avouer que chaque mot qui me vient
à l’esprit, avant de m’en servir je le flaire, je le tâte, je le lance, je le
laisse choir, je le retourne – je joue avec lui comme le chat joue avec la
souris, avant de l’avaler. C’était mon copain celui qui à l’école élémentaire a
inventé la série merveilleuse suivante : « une pensée, deux pensées,
dispensées ». J’avoue que je m’en fiche, je peux être le seul crétin, les
autres ont le droit de le nier – que lorsque le marchand de charbon monte chez
nous et à moi, père de famille sérieux, il me fait une conférence sur l’hiver
qui s’approche et sur le coke, moi en pensée je ne cesse de me répéter :
« je coke, tu cokes, il coke ». Et lorsque, un jour, je m’entretenais
avec un ministre à la barbe frémissante, et il a prononcé le mot :
référence, en pensée je lui tire ma révérence. Et quand il a dit :
« pesez bien le pour et le contre », mon âme lui répondait en
secret : « pourquoi le pour ne me pèserait-il
pas ? », ainsi qu’à mon épouse qui tentait de me calmer, je lui
répondais intérieurement : « pourquoi ne clamerais-je
pas ? »
J’avoue aussi qu’il y a de nombreuses
années, quand on a lu dans les journaux ces choses émouvantes à propos du
célèbre chef Prenk Bib Doda[2], qui ont fait que je m’arrête au milieu de
la rue, avant de me consacrer à la méditation sur la conséquence européenne de
cette tragédie, j’ai d’abord récité en pensée les vers suivants :
Ma chère fille, Bib Doda
Moi
aussi au même endroit
J’arrivais
à seize ans tout droit.
[…]
Un mot pour moi, en plus de ce qu’il
signifie, est aussi un plaisir sensuel, un morceau de musicalité de la langue,
de la bouche, des dents, de la gorge – pour moi non seulement une ironie amère,
mais aussi un plaisir savoureux, comme le répondait Hamlet à Horatio.
- Que lisez-vous, Majesté ?
- Des mots, des mots, des mots…
Et je ne tarde pas à remarquer qu’on
pourrait interpréter ce dialogue autrement :
- Comment va votre Majesté ?
- Des maux, des maux, des maux...
Magyarország, 8 novembre
1925.