Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
fliegende blätter[1]
(Complainte)
ur le champ de bataille
Le dernier numéro de "Fliegende Blätter" a paru
sous une forme renouvelée, dans un costume moderne, enrichi de dessins et de
décorations rajeunis, annonçant en vers sur la une
qu’il creuse un nouveau sillon, qu’il veut marcher au pas des tendances de son
temps, qu’il veut être un combattant des arts nouveaux, un pionnier de l’écrit
et de l’image, le porte-drapeau du progrès et vaincre des sommets inconnus de
l’évolution ; bref il cesse d’être l’ancien "Fliegende
Blätter".
Les guerres et les révolutions n’ont pas
nui au vieux titan. C’est maintenant qu’il est mort, soudain, avant son temps
et après son temps. Et maintenant qu’il disparaît de nos yeux tel une mode
vestimentaire ou un bâtiment séculaire que l’on démolit, nous découvrons
soudainement à quel point c’était un monde solitaire et un monde à part, et à
quel point il était plus "original" que la perception artistique qui
fonde tout sur "l’original" et sur "l’individuel" à cause
de laquelle il devait mourir. Nous avons feuilleté le nouveau numéro :
s’alignent dedans des petits dessins, des comptines ou des poèmes plus ou moins
réussis ; laissant l’impression globale d’être gris, sans intérêt,
ennuyeux, puisqu’il existe tant de journaux humoristiques de ce genre ;
ils sont tous pareils à Paris, à Londres et à New York, simples miroirs et
reflets d’une "personnalité" cosmopolite. Le "nouveau sillon"
qu’ils promettent n’est nouveau que dans la mesure où il est récent : au
demeurant il est passablement piétiné car il est fréquenté par plus de monde
que la plupart des sentiers sous les jardins dans lesquels l’orgueilleux
châtelain, le conservatisme imprégnant le château, se promène doucement, en
prenant garde à l’herbe et aux fleurs. Et même l’intention la plus
progressiste, l’imagination la plus révolutionnaire, s’en soucie et
demande : n’est-ce pas dommage ?
Les traditions anciennes, les vieilles
coutumes et cultures étaient tout de même davantage que désuétude inerte. Dans
le monde bâti sur cette tradition il existe un groupe d’objets inutiles que non
seulement nous ne détruisons pas, nous n’écartons pas, mais plutôt nous
distinguons et vénérons. Le collectionneur les nomme antiquités, le
principe marchand nomme pretium affectionis[5] cette valeur ajoutée qu’ils représentent.
Un mousqueton rouillé, inutilisable, du dix-septième siècle est un trésor plus
grand, même pour un chasseur que son Lancaster dernier cri à canon rayé ;
personne ne songerait à n’attribuer aux monnaies anciennes des empereurs
romains que leur valeur en or. Mais, est-ce que la rareté, la bizarrerie, la
magie du souvenir en soi expliquent suffisamment le culte des objets
anciens ? Guère. Un morceau de chiffon conservé dans le formol à travers
les siècles ne susciterait pas un tel respect, même s’il était unique au monde.
Observez le collectionneur amateur faisant visiter et vantant ses
raretés : le contenu le plus important des louanges, accompagnées d’un soupir
de résignation, va immanquablement être : « Eh, dans ce temps-là on
fabriquait des objets solides ; ceux-là prenaient leur métier au
sérieux ; ce n’était pas fait pour un jour ; observez les détails,
les finitions ! » La valeur des antiquités ne réside nullement dans
la rareté et les bizarreries ; nous les respectons et les vénérons parce
qu’elles ont survécu à leur temps et par là même elles ont prouvé leur
excellence, leur santé, leur perfection, leur vocation supérieure à celle des
autres objets contemporains médiocres, tombés en poussière.
L’œuvre de Wilhelm Busch
est l’humeur allemande robuste, le comique, de nos jours devenu comique, de Fliegende Blätter de "Kindermund", de "Verplanscht",
de "Abgeblitzt" et de "Vexierbild"[6] a fait la preuve de sa droiture et de son
honnêteté : il est mort en héros, il a fallu l’abattre parce qu’il était
encore trop vigoureux. Elle n’est pas si risible que ça, la blague que j’ai
entendue l’autre jour sur un soldat allemand qui se tient, attristé, devant les
ruines d’une halle aux bières écroulée dans la guerre et, citant amèrement les
accusations françaises, s’écrie : « Und wir sind Barbaren ![7] »
Pesti Napló, le 14 mars1924.
[1] Journal satirique allemand (Feuille volante)
[2] Empereur byzantin au Vie siècle.
[3] Trygve Gulbranson (1894-1962). Poète norvégien – Thomas Theodor Heine(1867-1948). Peinte satirique – Walter Hasenclever (1890-1940). Écrivain, porte-parole de l’expressionnisme – Georg Kaiser (1878-1945). Écrivain allemand.
[4] Wilhelm Busch (1832-1908). Dessinateur et poète allemand.
[5] Prix affectif.
[6] Revues humoristiques
[7] Et c’est nous les barbares !