Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Joie des peuples
…et puis, ma chère Tante Málcsi, après que nous avons joui de la Cabane de la
Terreur du Nicaragua et du Chemin de Fer Poumon Américain, nous sommes allés au
cirque, puisque mon époux aime beaucoup les arts.
Nous avons tout d’abord regardé les
Éléphants Promeneurs, qui défilaient en cercle sur leurs deux pattes arrière,
mais le petit Pisti n’aimait pas beaucoup ça, il
demandait ce qu’il y avait d’extraordinaire là-dedans ; il disait qu’il
aimerait voir des éléphants qui savent utiliser leurs quatre pattes pour
marcher ; il a raison en ce que je n’ai jamais vu des éléphants autrement
que marchant sur deux pattes, mais c’est vrai que je n’ai vu d’éléphants qu’au
cirque, on prétend qu’en Afrique il y en a d’autres qui utilisent les quatre.
Et puis ce fut le tour du Kangourou Qui
Sait Compter, additionner et multiplier ; ce n’était pas intéressant parce
que, comme Pisti l’a remarqué, ce kangourou
ressemblait trop à son prof de math, Monsieur Picege.
Et puis vinrent les Harengs Danseurs de
Gigue, qui dansaient joliment sur leurs nageoires, et qui savaient aussi très
bien taper à la machine, des lettres entières, sous la dictée.
Et puis ça a été suivi par la dactylo
vivant sous l’eau, qui nageait au fond d’une cuvette et qui utilisait
passablement bien ses branchies pour respirer. Elle ressemblait d’ailleurs assez
à un poisson, elle avait même des écailles.
Et puis l’Épervier Tricoteur de
Chaussettes, qui s’est assis par terre et a rapidement raccommodé dix
chaussettes, au point de croix. Un autre tricotait même de longs bas, avec des
aiguilles, c’était assez intéressant, sauf qu’on pouvait voir qu’il ne
tiendrait plus très longtemps, le pauvre, il était devenu myope d’avoir trop
tricoté, il devait placer les aiguilles à un cheveu devant ses yeux pour
enfiler son fil.
Et puis la Vieille qui Vole, elle était assise
au sommet d’un rocher, elle glapissait et s’envolait haut, avant de plonger et
d’attraper un morceau de chair ensanglanté.
Et puis le Guépard de Nubie qui a mis bas
un lapin poltron.
Et puis le même lapin poltron qui a mis bas
le même guépard de Nubie.
Et puis l’Homme Ballon qui s’est gonflé
tout rond, puis s’est échappé sur le toit du chapiteau.
Et puis le Ballon Coriace qu’on a essayé de
gonfler avec trois pompes, mais il ne voulait pas enfler, tant qu’à la fin il a
éclaté.
Et puis l’Homme Mangeur de Houille, qui a
mangé quatre kilos de houille, puis il s’est assis sur un poêle, il s’est mis à
fumer, à siffler et à rougir.
Et puis la Locomotive qui Déjeune, dans sa
chaudière on a placé une assiettée de soupe, deux romstecks et des pâtes au
fromage blanc, la locomotive a avalé tout ça d’un trait, elle s’est essuyé la
cheminée et alors elle est partie se promener et lire son journal.
Et puis l’Acrobate Poumon, il savait
marcher sur trois dents, tout en mangeant avec un pied.
Et puis le virtuose de violon japonais, qui
tient le violon d’une oreille, l’archet de l’autre, et il joue en haut d’une
échelle que tient un autre virtuose du piano sur la pointe de ses poumons
dépliés, tout en jouant du Chopin.
Et puis l’acrobate suédois Henrik Ibsen,
accroupi au sommet d’un bâton, pendant qu’il faisait tourner trois meules, tout
en rêvant à son prochain drame.
Tout cela ne manquait pas d’intérêt, mais
quand nous sommes sortis dans la rue, le petit Pisti
était très étonné parce qu’il a vu un homme qui marchait sur ses pieds et qui
respirait par le nez. Toute la soirée ensuite il n’a parlé que de ça.
Tolnai Világlapja 2
avril 1924