science endormeuse et science du rÉveil
(Lettre de Sándor Ferenczi à Frigyes Karinthy)
(Objet du débat : L’oracle de Macbeth ; réponse de Karinthy)
Cher Karinthy,
Ne vous étonnez pas de me voir tout à coup sortir de ma retraite et de
vous apostropher en public, bien que, il est vrai, cela m’étonne moi-même un
peu. Cela fait vingt ans que j’ai l’habitude de laisser sans réponse les
nombreuses attaques étranges et contradictoires des non-initiés (soi-disant
experts) qui bombardent sans cesse la psychanalyse, le seul métier auquel je me
connaisse un peu. Mais je ne peux pas me taire maintenant, quand vous aussi,
vous entrez dans les rangs des assaillants. En effet, même après soustraction
faite du sarcasme immanquable, bien qu’indéniablement spirituel, je ressens
comme une amère attaque ce que vous écrivez sur ce sujet dans votre article du
23 décembre du quotidien Világ, lorsque vous
mentionnez les enseignements de Freud aussi parmi les Oracles de Macbeth,
qui ont beau ne pas être vrais, mais le deviennent si on les répète souvent.
Mais même cette fois mon but n’est nullement d’en débattre : j’ai compris
depuis longtemps que le débat ne fait jamais avancer les choses, parce que les
débatteurs ne cherchent pas la vérité, ils chassent les faiblesses de
l’adversaire, et je sais qu’il est impossible de convaincre, on ne peut que se
convaincre. Par conséquent je ne cherche pas à réfuter, je veux seulement vous
rappeler notre première rencontre d’il y a bien longtemps et constater la
différence entre vos paroles d’alors et celles de maintenant.
J’étais moi-même jeune alors et je publiais mes premiers écrits
enthousiastes sur la découverte du savant viennois, lorsqu’un jeune homme
hirsute s’est pointé chez moi – c’était vous, cher Karinthy – et m’a déclaré
qu’il ressentait la nécessité d’exprimer sa sympathie pour nos aspirations.
Vous m’avez dit que vous connaissiez deux sortes de savants et deux sortes de
science. L’une cherche la réalité et s’efforce de réveiller l’humanité qui
dort, l’autre dans la mesure du possible ne dérange pas le monde assoupi, et
s’efforce plutôt de le faire dormir encore plus profondément. La psychanalyse,
avez-vous dit, exerce un excellent effet d’éveil et elle s’oriente dans une direction
qui conduira à la fin à ce que l’âme humaine, à l’aide de ses connaissances,
saura maîtriser non seulement elle-même, mais aussi les forces corporelles et
physiques.
Cette fois vous écrivez qu’il convient d’en finir avec l’autoanalyse et
il faut écouter celui qui clame la paix, l’harmonie et le bonheur, celui qui à
l’aide de suggestions habiles, éventuellement dans un sommeil hypnotique,
insuffle subrepticement des sentiments, des idéaux, des volontés appropriées,
intelligentes, égayantes dans l’âme des gens, qui les rendront heureux.
Moi, alors, il y a longtemps, j’ai trouvé trop téméraire ce que vous
affirmiez sur le pouvoir du savant, mais depuis je me suis moi-même convaincu
de la justesse de votre affirmation. J’ai complètement reconnu la nature
"éveilleuse" de la psychanalyse et je n’ai pas changé d’avis, parce
que je sais que sans un savoir vrai et courageux, tout effort pour rendre
heureux est vain ou suscite tout au plus une illusion éphémère. Vous par
contre, il me semble, (peut-être sous l’effet des misères du temps) vous avez
perdu patience et vous ne vous préoccupez plus de vérité, vous ne vous
préoccupez plus du savoir et vous aspirez seulement à distribuer, à n’importe
quel prix, même au prix d’endormir, un peu de joie à ce pauvre monde oppressé.
Eh bien, je voulais seulement dire aujourd’hui : constater que de
nous deux ce n’est pas moi qui me suis retiré du camp des éveilleurs.
Je le répète, je n’ai pas l’intention de contester vos observations
factuelles, néanmoins il ne m’est pas possible de laisser sans réponse un de
vos arguments. Vous dites que la matière de la psychanalyse n’est pas une
réalité objective, elle découle seulement de la mentalité de son écrivain,
Freud. On pourrait prétendre cela de toutes les autres choses aussi, par
exemple de l’article intitulé Oracle de Macbeth, et le faire apparaître
comme si l’article n’était lui-même qu’un oracle de Macbeth, germé de la
mentalité de Frigyes Karinthy. C’est pourquoi il vaut mieux que les références
à la subjectivité des auteurs, argument inutilisable excluant d’emblée tout
débat, nous les écartions de l’arsenal des arguments.
En ce qui concerne maintenant rendre les gens heureux, je reconnais
bien volontiers que c’est l’objectif final de toute connaissance et de toute
recherche. J’ajoute simplement que celui qui se connaît est mieux à même de se
donner de bons conseils, que celui qui ignore qui il est, de quel bois il se
chauffe, et ce qui manque à son bonheur. Bref, une "autoanalyse" est
tout de même davantage qu’une spéculation stérile dans le vide. Pensez où cela
mènerait si vous clamiez comme principe de n’importe quelle science
intellectuelle, physique ou de la nature, la légitimité de l’action sans examen
(c’est-à-dire sans analyse). Et pourquoi devrions-nous considérer l’âme humaine
comme une chose sacro-sainte, insécable, qu’il ne serait permis d’étudier qu’en
entier, et non dans ses parties, et pourquoi saurait nous donner meilleur
conseil un endormeur qui se passerait de recherche spirituelle, qu’un
psychanalyste rompu aux mécanismes minutieux de l’âme.
Adieu, cher Karinthy, je prends congé de vous mais, pour parler
franchement, je ne crois pas à la nature définitive de cet adieu, une voix me
chuchote à l’oreille : au revoir !
Nyugat, 1924, n°1.