Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
science endormeuse et science du rÉveil
(Réponse à Sándor Ferenczi)
(On
consultera utilement l’objet du débat, L’oracle
de Macbeth et la lettre de
Ferenczi, parue dans le numéro précédent de Nyugat)
Cher et très honoré Professeur,
Il est vrai que j’ai beaucoup de soucis et de problèmes "sous
l’effet des misères du temps". Aujourd’hui par exemple je suis contraint
de remettre à plus tard de répondre plus longuement à votre très intéressante
lettre, qui m’a beaucoup préoccupé. Mais déjà je vous promets que dans la
défense de mon article L’oracle de Macbeth je ne me référerai pas aux
soucis et aux problèmes parmi lesquels, mais non sous l’influence desquels, je
l’ai écrit.
Je me restreins cette fois à avancer tout d’abord quelques résultats
ultimes de ma réflexion (quod est demonstrandum), et d’autre part à
attirer votre attention sur ce que, manifestement par ma faute, vous avez mal
compris certaines phrases de mon article, ce qui seul a pu vous amener au
résultat que je me serais renié et j’aurais renié l’éthique de la psychanalyse.
Il n'en est pas question. Et, quant à en débattre, je suis parfaitement de
votre avis, mais en y ajoutant que dans un vrai débat "se convaincre
réciproquement" est hors sujet : l’objectif d’un débat vrai et noble
et fertile, depuis Socrate, est justement de mettre en lumière que les
débatteurs sont du même avis et qu’ils renforcent par là même la crédibilité du
jugement inclus dans cet avis.
Donc.
Je n’attaque nulle part dans mon article l’enseignement de Sigmund
Freud que, aujourd’hui encore, je considère comme une découverte suprêmement
intelligente et fine : c’est surtout à cela que je faisais allusion avec
les mots « le magnifique progrès des sciences psychologiques ». Le
sarcasme "immanquable" ne visait pas ces sciences, mais ces effets
mutuels « erronés, précipités et nuisibles » qui sont nés entre la
théorie et la pratique, la science et l’opinion publique, les vérités
éternelles et l’esprit du temps. Puisque cette méthode que vous m’avez
reprochée pour me prendre dans mon propre filet, afin d’analyser l’analyste
pendant son travail (et le déranger pas là même dans son travail), c’est
justement moi qui ai essayé, par l’absurde, de la ridiculiser. Le mot
"mentalité", je l’ai mis chaque fois entre guillemets dans mon article,
en le citant plaisamment, voulant précisément moi aussi donner expression à ma
conception, en la recommandant à d’autres, que vous me recommandez à moi,
« d’écarter la référence à la subjectivité de l’auteur, argument
inutilisable, de l’arsenal des arguments ». Dans mon article j’ai ainsi
essayé d’exprimer, harmoniser les affirmations d’abord à la réalité, cet
excellent principe, dans une rédaction peut-être moins bien réussie mais
couvrant parfaitement le sens. Et c’est seulement en cas de non-réussite,
c’est-à-dire si l’affirmation se révèle erronée, que nous pouvons chercher la
cause de l’erreur dans la subjectivité de celui qui l’a affirmé. Mon ironie ne
visait pas Sigmund Freud, le vrai philosophe dont la circonspection est
excellente et parfaite et au sujet de qui, j’en suis persuadé, si je lui
affirmais « tiens, il pleut ! », regarderait d’abord par la
fenêtre pour vérifier, mon sarcasme "immanquable" visait en revanche
bel et bien (pardonnez-moi : difficile est satiram non scribere ![1])
les sophistes modernes qui ne regardent pas par la fenêtre, mais qui commencent
par me retourner la question : pourquoi est-ce que je prétends qu’il
pleut ? Il est tout à fait inutile d’analyser la "mentalité" de
Freud, parce que ce qu’il a affirmé, à le comparer à la réalité, s’est révélé
juste, par conséquent ses affirmations sont issues d’une âme saine – la méthode
de Freud, l’analyse, concerne la constatation, éventuellement la guérison, du
mal des âmes névrosées. (Bien sûr, je reconnais bien volontiers que nous sommes
tous plus ou moins malades – mais pas en tout !) Sur ce point, je vois
qu’il n’y a pas de différend entre nous.
Et il n’y a pas non plus de différend entre nous en ce qui concerne
l’hypnose. Tout mon article se bat contre les suggestions antiscientifiques
irresponsables. Je ne me permets qu’une seule exception, quand je permets la
possibilité d’une hypnose scientifique avec effet strictement limité, en vue du
traitement clinique d’âmes souffrantes très scientifiquement diagnostiquées, et
même dans ce cas je souligne que le poison reste un poison, même si je
l’utilise comme contrepoison.
Enfin, en ce qui concerne le réveil et l’endormissement : où dans
mon article avez-vous trouvé une tendance qui préconiserait l’endormissement
comme source de bonheur ? Mes affirmations ne pouvaient pas entraîner un
tel malentendu. C’est peut-être le ton de l’article qui vous a trompé, cette
coloration de passion et d’humeur où vous avez lu une déception, une entrée en
crise avec moi-même. Eh bien, permettez-moi de vous rassurer, vous et surtout
moi-même, même si cette déception et cette crise se sont produites, elles n’ont
absolument pas altéré la Vérité et la Clarté et la Vigilance auxquelles je crois,
tout au plus ma force avec laquelle je voulais les atteindre. L’Homme
Responsable dont je parlais à l’âge de vingt ans, naîtra, même si ce n’est pas
moi. Tout autant qu’existe quelque part la Veille Absolue de la Conscience,
même si je ne parviens pas jusque-là. Je doute bel et bien que l’on réussisse à
réveiller chacun (comment pourrait réveiller ses images oniriques celui qui
rêve ?), mais je crois en la vocation de ce petit nombre qui, même quand
ils rêvent, savent au moins qu’ils rêvent et essayent de se réveiller. C’est
seulement dans le comment de cette volonté, de cet effort, que je dévie des
pensées qui se fient trop à la cohérence – je considère que c’est cet effort
qui compte, il est important quoi qu’il arrive – sous forme d’un cri inarticulé
ou de l’analyse silencieuse de notre vie-rêve. Je ressens obscurément mais sans
cesse qu’il existe beaucoup de choses au-delà de ce rêve – et le bonheur n’est
ni le sommeil ni la veille, mais peut-être les deux ensemble.
Vous avez pris congé de moi, parce que vous ne croyez qu’en la vérité
et vous avez cru découvrir que je me suis détourné de la vérité. Je ne prends
pas congé de vous, car je crois aussi en vous, aussi en la vérité, aussi un peu
en moi-même et en beaucoup d’autres choses, mais j’y reviendrai.
Votre sincèrement fidèle,
Frigyes Karinthy.
Nyugat,
n°2, 1924.
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