Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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La Garçonne

 

Ne soyons pas injustes. Ne remarquons pas seulement le bien qui manque, remarquons aussi le bien qui est. Une satire mordante, une colère fustigeant les maladresses, crimes et stupidités de la société sont des emportements nobles, mais ils deviennent plus justes et plus beaux si un petit sourire indulgent ou satisfait y est mêlé. La garçonne, dont il s’agit, dont il s’agit beaucoup, plus qu’il ne faudrait – la garçonne, qui gambade ici parmi nous en sifflotant allègrement sur son petit sifflet – la garçonne autour de qui nous gambadons nous-mêmes avec moins d’allégresse – cette petite garçonne au corps de garçon, en vêtement de sport, coupe de cheveux de lycéen, fumant cigarettes, bruyante, tapageuse, dédaigneuse, blagueuse et arrogante, est un phénomène incontestablement charmant. Elle accroche le regard, on est un peu étonné au début, mais on s’y habitue – on peut même l’aimer, l’embrasser – le baiser est de toute façon une chose étrange, on ne sait jamais de quoi il est fait, ce qui lui donne sa saveur, ce qui fait qu’on l’aime davantage – peut-être justement qu’il soit différent de ce que nous avions imaginé au temps où nous étions nous-mêmes des garçons.

Je disais donc, ne soyons pas injustes. La garçonne est tout à fait charmante et amusante et intrigante – on peut très naturellement tomber amoureux de Garçonne, de même que naguère nous sommes tombés amoureux de Mignonne. Il n’y a nulle part, ni dans l’espace ni dans le temps, aucune preuve qu’une femme dont un homme tombe amoureux doive être nécessairement féminine, à supposer qu’en fin de compte il s’agisse tout de même d’une femme. Et même – peut-être même que cette condition n’est pas une condition générale de l’amour… Cela, ce point précis, est encore obscur, pourtant il est d’actualité depuis Hellas. Il est certain que ces derniers temps, de nos jours, c’est justement un caractère de jeune garçon qui fait que nous tombons amoureux d’une femme.

Pour ce sentiment, ce désir, ce caractère est peut-être inhabituel, mais son attirance est incontestablement tout aussi réelle qu’était l’autre sorte d’attirance. La garçonne n’est nullement composée des notes négatives de la féminité, mais bel et bien des notes positives de la virilité. La garçonne n’a pas de cheveux, mais à la place elle a des muscles, la garçonne n’est pas pudique, mais elle a quelque chose en elle qui anéantit la fausse pudeur. La garçonne ne se défend pas, mais elle ne se laisse pas faire non plus, la garçonne n’est pas un jouet de ta volonté, mais la garçonne a sa propre volonté. La garçonne est incontestablement quelqu’un – une personne tout aussi affirmée qu’était la mignonne, sur son territoire.

C’est seulement dans son rapport avec nous que quelque chose cloche un peu avec la garçonne. Du point de vue de la science de l’évolution cela provient de ce que la garçonne n’est pas encore tout à fait un homme, pour le moment elle n’est qu’un garçon – il s’agit d’un état transitoire, et tant qu’il n’est pas révolu, il est un peu gênant pour nous que ce manque d’équilibre, cette incertitude d’un basculement rende trouble voire presque insupportable la vie au quotidien avec elle, à laquelle, socialement et économiquement, nous sommes tout de même contraints.

En effet…

En effet, le fait est que la garçonne, pour le moment, tant qu’un troisième, euh…, n’est pas né selon la prescription de Darwin, au dehors, dans la vie, qui n’est pas seulement une chambre à coucher ni un terrain de sport, mais une pénible terre noire attendant les semis et aussi un rocher dur, obstiné, attendant d’être aplani au marteau – bref, dans la vie pour le moment la garçonne devrait remplacer la mignonne, qui était nôtre auparavant – la remplacer, pour le moment, faute de mieux, car, comment dire cela…

Effectivement. L’homme, en plus d’être un homme, hélas, est obligé aussi d’être une personne, c’est-à-dire d’oublier complètement sa virilité et passer un certain nombre d’heures à ce qu’on appelle le travail, sans quoi tout le jeu de la société perd son équilibre. Il est vrai que le poète prétend que lutter, se battre, travailler, est une affaire d’homme, bien qu’on puisse aussi dire que c’est une affaire de personne humaine, puisque être un homme pourrait aussi signifier ne pas renoncer une seule minute à la femme, à l’amour, en faveur d’un quelconque travail asexué – mais bon, acceptons que le travail soit une affaire d’homme. Or dans ce cas comment considérer la chose avec la garçonne ? La garçonne commence à devenir un partenaire digne de l’homme, en ce qui concerne la liberté de l’amour, bref quant à la virilité amoureuse. En revanche, malheureusement, ceci vaut seulement, exactement et précisément jusqu’à la limite où commence la virilité du travail. Il ne serait pas grave que La garçonne ne nous offre pas de tendresse, qu’elle ne soit pas un magicien propre à nous créer une charmille, qu’elle n’essuie pas la sueur de la fatigue de notre front avec ses longs cheveux soyeux – son serrement de mains viril nous offrirait une compensation suffisante à tout cela – en revanche, hélas, la garçonne se contente de ce serrement de mains tel la femme virile et n’est pas du tout prête à en tirer toutes les conséquences. Nous avons reçu en sa personne un compagnon qui remplace la femme en tant que telle, mais qui ne remplace pas la femme en tant que compagnon de vie. L’émancipation de la femme a magnifiquement réussi, elle a acquis pour la femme les droits de l’homme – mais elle n’a pas acquis en même temps les devoirs de l’homme. La garçonne, à première vue, ressemble fort en effet à un charmant et vif lycéen – le problème est seulement qu’elle n’assume que l’éducation physique parmi les programmes du lycée, elle se sent dispensée de toutes les autres matières. Un garçon véritable, le pauvre, fréquente aussi l’école, acquiert un diplôme, peine, travaille – travaille ? Disons le mot clairement : il gagne de l’argent. La garçonne en revanche est aussi un homme, parce que si elle ne l’était pas, la garçonne devrait avoir trois enfants à la maison qu’elle élèverait – mais la garçonne ne fait pas cela, la garçonne fume des cigarettes, elle danse, pratique des sports, raconte des grivoiseries, boit et sort avec des copains, la garçonne vit donc une vie d’homme libre et courageux – à l’exception du petit composant accessoire de la vie d’homme : un homme travaille aussi. La garçonne ne travaille pas – elle ne travaille pas ? Parlons clairement : la garçonne ne gagne pas de l’argent.

Quelque  chose ne tourne pas rond sur ce point. Ce n’est pas ce que la garçonne nous a promis au milieu du siècle dernier quand elle nous a demandé l’émancipation de la femme. Alors la garçonne a avancé qu’elle a le droit de lutter, de se battre avec nous. La garçonne exigeait une vie libre, avec l’argument qu’elle voulait elle aussi travailler. Nous avons accordé la vie libre à la garçonne, mais la garçonne n’a pris au sérieux que la seule liberté,  et pas la vie. La garçonne nous a tout simplement bernés, trompés. La garçonne, cette charmante petite garçonne, est tout simplement un charmant petit escroc qui n’a revêtu un habit d’homme que pour jouir gratuitement et sans contrepartie des avantages de la féminité, sans les exigences de la féminité. La différence entre la garçonne et la femme entretenue du siècle dernier consiste tout au plus en ce que celle-ci voulait ressembler à une cocotte et celle-là à un greluchon – et l’homme a changé seulement dans la mesure où l’ancien entretenait une maîtresse, tu le vois maintenant accompagné d’un Alphonse de sexe féminin – ce qui en matière d’évolution et d’émancipation est tout au moins problématique.

Mais attention – tu l’as voulu, Georges Dandin ![1]

 

Magyarország, 21 mars 1926

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[1] En français dans le texte.