Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Une autre mort de Dorian Gray
Sa première mort fut
écrite par le grand écrivain enthousiaste, artiste immortel de la vie,
dilettante titanesque de l’art. Un tableau était suspendu au grenier, dissimulé
aux yeux des curieux – un portrait, le portrait d’un jeune homme éternel ;
et voici ce portrait qui devient de plus en plus jaune, ridé, il vieillit. Les
années ont passé et un jour le tableau et le modèle se rencontrent – devant le
cadavre du peintre, jalousement gardé par le héros de la légende anglaise de
Faust sacrifié à sa jeunesse, Dorian Gray. Il a pu tuer le peintre, dit la
légende, mais il ne pouvait pas prendre le dessus sur le tableau lorsque, avec
une haine sauvage, il y a trempé son couteau, c’est lui-même qui s’est écroulé
mort, le visage vieux et ridé, alors qu’au même moment le tableau victorieux
redevenait jeune et brillant.
L’autre mort de Dorian Gray, dont j’ai été
le témoin oculaire, a eu lieu presque trente années après la naissance de la
légende, en silence, sans tapage ni tragédie. C’est l’œuvre de cette vie
étrange, peut-être par vengeance, parce que le poète l’avait qualifiée
d’imitateur de l’art, de dilettante – par vengeance, afin de prouver qu’il
refusait d’imiter son œuvre à lui.
Cette autre mort, malgré sa bizarrerie
paradoxale, fut si simple et si triste qu’il serait difficile de lui trouver un
genre, si quelqu’un avait envie de l’écrire. Un roman ou un drame nécessitent
une chute dramatique ou tragique ; une légende lyrique ne tolérerait pas
l’élément grotesque. Elle ne pourrait pas être non plus une parabole morale,
car aucun enseignement n’en émane, sinon la stupidité de la vie qui se moque
d’elle-même. Le mieux est donc de l’enregistrer en tant qu’une sorte
d’épitaphe.
Dorian Gray avait quarante ans en ce
temps-là – selon le calendrier seulement, puisque son visage était illuminé par
le soleil éternel du sourire de vingt ans, tel le paysage polaire où le soleil
ne se couche jamais – il a quarante ans quand il commence à s’ennuyer en
Angleterre.
C’est en Italie que je l’ai rencontré la
première fois. Il émergeait des vapeurs automnales de la lagune vénitienne –
des jeunes filles chantaient dans sa pensée, une couronne de roses brûlait sur
son front. Le soir l’Accademia di Commune a organisé
un banquet en son honneur ; les peintres futuristes, poètes et hommes
politiques qui mettaient toute l’Italie en incandescence le célébraient, comme
un Dieu futur : le héros de la Beauté Libérée dont l’existence seule est
mérite, puissance, force et programme. Je me rappelle le discours du vieux Curtozzi – il parlait de l’Instant Éternel qui ne cessera
jamais, qui ignore la Pensée frémissante dans la cendre froide du passé et
frissonnante de l’orage à venir, ce produit secondaire maladif de la Vie
trônant au-dessus de tout, cette dégénérescence tardive qui a rapiécé sa vertu
avec les vieux chiffons effilochés de la nécessité.
Plus tard je l’ai croisé à Berlin. Au sens
bourgeois il menait une vie un peu dépravée, ce qui naturellement ne nuisait
pas au charme inchangé de sa jeunesse. On le voyait alors en la compagnie
d’hommes bien nés mais suspects, on mentionnait aussi le nom d’une comédienne
superbe. Où qu’il parût, il devenait le centre de la société – son nom occupait
une place d’honneur dans les collections d’autographes. Il refusait les unes
après les autres les offres de grandes entreprises
industrielles consacrées à l’art de la beauté et du rajeunissement, qui
songeaient à utiliser sa fraîcheur
impérissable pour vanter leurs produits cosmétiques douteux. Des amours sans
espoir fanaient autour de lui – un ruisseau sinueux, sanglant, de filles et de
garçons suicidaires accompagnait ses pas.
Les guerres, les révolutions ne
l’intéressaient pas. Il avait de bonnes raisons de croire – et de considérer
que la vie atteste qu’il peut le croire – l’enseignement païen de son grand
œuvre : les guerres et les révolutions fouettent en réalité pour lui, à
cause de lui, la surface de la mer de la Vie éternelle, sans qu’il s’en mêle –
tout cela n’est que le reflet de son Moi englobant toutes les beautés, plaisirs
et raisons, cela ne sert qu’à décorer son imagination de couleurs bariolées,
lui servir de spectacle, pour enchanter ses oreilles des symphonies du Tragique
et du Terrible – puisque c’est le théâtre et le roman et l’opéra de la vie et
de l’histoire pour lui-même, le Grand Jouisseur, qui est désormais supérieur au
Grand Créateur.
Tout cela s’est vraiment passé ainsi et ce
fut très beau pendant assez longtemps. Mais le temps passait, les gens se
fatiguaient, ils devenaient vieux autour de lui. Tout le monde est devenu vieux
et fatigué. Et les gens vieux et fatigués ne s’intéressaient plus à la
jeunesse. Il devait continuellement renouveler ses amis, son entourage. C’est
pour les nouvelles, et encore nouvelles, générations devenues adultes qu’il a clamé
encore un temps l’éternelle sagesse de Hellas,
l’Instant Présent, et le seuil à partir duquel on peut entrevoir le plaisir de
l’instant suivant.
Mais cela commençait à ennuyer la nouvelle
génération. La nouvelle génération en avait assez de ce Proche Avenir que ces ennuyés de la vie ont déjà si
minutieusement décrit que chacun le connaissait désormais mieux que le présent
– et ils en avaient par-dessus la tête du Demain. La nouvelle génération
s’intéressait désormais à Après-Demain, à l’Avenir Lointain, dont elle sentait
instinctivement qu’il ressemblerait davantage à Avant-Hier, que ne le
croiraient les prophètes à gorge brûlante.
Et Dorian Gray commençait à passer de mode.
Les vieux avec qui il avait partagé la première moitié de sa vie l’ont oublié,
sont morts, ou se sont réconciliés avec la Pensée douce et pure : ils lui
cherchaient un nouveau contenu, et un jour un scaphandrier courageux remonta un
trésor merveilleux de quelque Atlantide : ils découvrirent l’Âme. Ils la
découvrirent et la révélèrent au monde entier.
Pendant un temps les vieux furent vraiment
à la mode. Des têtes chauves et douces apparurent les unes après les autres
dans le cône lumineux de la reconnaissance, pour faire jaillir de leurs yeux
purs et brisés le riche panorama d’une vie passée dans la pénombre.
Et la jeunesse impossible à tuer de Dorian
Gray commença à fâcher et ennuyer tout le monde. Il devint ridicule d’entendre
les souvenirs d’une très longue vie sur les
lèvres rouges et charnues, d’imaginer derrière ces yeux humides,
brillants, tout ce qu’ils leur faisaient voir. Et ces yeux commencèrent bientôt à rester figés,
comme gênés, mélancoliques et incompréhensifs, quand une jeune fille répondait
par une brusque grimace à leur appel : elle se moquait du discours de
Dorian Gray. Tous ceux qu’aurait attirés son visage, son âme moisie, couverte
de toiles d’araignées, les repoussait. Car Dorian Gray parlait le style de la
fin du siècle dernier – il ne savait pas parler autrement et malgré toute sa
beauté il ne pouvait pas se prétendre sourd-muet.
Un jour, resté seul, il se trouvait assis
devant le miroir et il se regardait. Il fut pris d’un ennui indicible de revoir
depuis soixante ans toujours ce même visage, immuable, immobile. Et brusquement
ses doigts se mirent à tâter instinctivement, à demi inconsciemment, pour
chercher sa boîte de maquillage – il tenta de peindre des rides sur son visage
et mêla de la poudre de riz dans ses cheveux. Mais la teinture noire et la
poudre blanche s’écaillèrent, comme s’écaille le rouge ou le blond de la tête
des vieux – cela tenait juste assez pour qu’un vieux peintre déchu ait le temps
de le peindre en secret en doux et brisé et vieux, le front ridé, avec une
fausse barbe frisée.
Le portrait survécut dans l’atelier du
vieux peintre – plus tard il a même trouvé une place au musée en tant qu’étude
de tête sur un modèle inconnu. Mais Dorian Gray fut trouvé jeune, frais et
brillant un jour, mort au fond d’une fosse – il était impossible de
l’identifier, il fut donc enterré comme suicidé anonyme et à défaut de nom, au
hasard, à juger d’après son aspect, on marqua seulement sur un écriteau
simple : a vécu dix-huit ans.
Magyarország,
9 janvier 1927.