Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Reportage
sportif
FACE À FACE
AVEC BENEDA[1]
« Si on pouvait marquer un but depuis le but adverse… »
La foudre qui nous a atterrés s’est éteinte, sa
fumée sulfureuse s’est dispersée et le tonitruant cri de douleur des foules
déchaînées qui a balayé l’Europe centrale dans son sillage retentit de moins en
moins parmi les montagnes.
Le temps exécute lentement son œuvre – les
Parques tissent patiemment et finissent par renouer le fil déchiré de la vie.
Une semaine après le terrible écroulement, quand le chapitre dit "menace
viennoise" fut gravé pour l’éternité en lettres sanglantes, pour n’être
jamais oublié, sur les pages de deuil de l’histoire du football hongrois, gravé
par quelque Généralissime furieux, ce Penalty surhumain attribué par l’Arbitre
du Destin pour des crimes décennaux – une semaine après la morne cérémonie
autrichienne de la capitulation du ballon, les esprits se sont peut-être déjà
suffisamment apaisés pour lever un regard objectif, avec l’œil calme et
impartial d’un historien, sur les événements qui ont rendu ce désastre
possible.
Le journalisme est l’histoire du présent,
dit quelque part Bernard Shaw, le demi-centre de la littérature anglaise. Notre
collaborateur ressent la responsabilité que cette tâche délicate lui a déposée
sur les épaules dans ces jours difficiles et qu’il devra assumer. Les héros,
les ressorts et les martyrs de ces temps tristement illustres vivent encore
parmi nous – c’est à eux qu’il doit s’adresser celui qui veut y voir clair. À
eux, témoins de ce temps de triste mémoire, qui étaient là, debout, sur les
champs viennois censés résister à l’assaut exterminateur – à ces grands même
dans la chute qui, la bannière déchirée mais la conscience pas même ébréchée,
relèvent leur tête naguère ceinte de lauriers : nous avons lutté avec
courage, nous n’avons pas démérité. Oublions et tirons en des enseignements –
un jour, à l’aube de temps plus beaux, nous pourrons dire nous aussi :
encore une défaite de la sorte – et nous serons sauvés !
S’adresser à eux – et en particulier à lui,
gardien de ce but que le grand héros de la liberté a jadis comparé à la porte
des enfers. Il se tenait là dans l’averse des tirs, bras écartés et jambes haut
levées – il en a repoussé six, sept, huit avant que les vagues déferlent
au-dessus de sa tête, et les six ballons exterminateurs sont entrés dans la
cage en se promenant, dans des rires diaboliques tels les troupes de Moltke
dans Paris après le désastre de Sedan.
Beneda !
Que de soupirs d’espoir frissonnant et de
triste renonciation s’attachent à ce nom ! Seules peut-être les fleurs
noires et rouges du buisson de légende fleurie autour du destin et de la
personne d’Artúr Görgei[2] pourraient être comparées aux sentiments
multiples qui de leurs vagues déferlent dans notre cœur en entendant ce nom.
Nous rencontrons le gardien du but hongrois
du match terminé six à zéro pour les Autrichiens, István Beneda,
dans son élément et son royaume, le stade de l’avenue Hungaria,
dans la cage elle-même, dix minutes avant le début d’un match. On connaît le
poète dans sa patrie, le général sur son champ de bataille – enseigne Hippolyte
Taine, arrière gauche des savoirs esthétiques.
Jouant des coudes, nous nous sommes ouvert
un passage à travers le cordon pour pénétrer sur le stade. Le juge d’état-major
et président de la fédération des magistrats Frigyes Klug
qui m’accompagne me donne encore quelques éclaircissements avec une concision
digne d’un chef de guerre pour prévenir toute maladresse de ma part, puis
quelques minutes plus tard je me trouve face au gardien de la Porte Immense.
Parce que maintenant les dés sont jetés. La piste est ouverte, il est à l’aise
sur son terrain familier. Ce match commencera dans dix minutes. Mais les
préliminaires battent déjà leur plein. Nous y sommes, en plein dedans.
Et effectivement, à peine termine-t-il ses
paroles, il s’accroupit et me fait signe – instinctivement je rentre moi aussi
le cou. Et le premier ballon siffle au-dessus de nos têtes, directement dans la
cage !
Le temps de regagner mes esprits, je me
trouve au milieu de buteurs rayés mauve. L’équipe de l’UTE[3] ! Des gars expérimentés, héros de
nombreuses batailles sanglantes, soldats invincibles du combat contre les
Tchèques. Plus d’un d’entre eux était là, présent sur les champs parisiens dans
ces jours terribles, quand les hordes de l’Amérique du Sud s’étaient soulevées
contre nous pour piétiner notre drapeau.
Mon accompagnateur me fait un signe, muet,
le bras tendu – au-delà de la ligne blanche, à travers fumée et poussière,
apparaissent dans le lointain quelques maillots bleus.
C’est déjà l’ennemi – l’équipe de
Ferencváros. Ils attendent le coup de sifflet double avec impatience.
J’en ai des frissons dans le dos. Encore
quelques pas, puis une sorte de tenture clôturée par un simple filet nous barre
le chemin.
La cage des buts !
Deux buteurs rayés mauves des deux côtés,
de l’autre côté du filet.
La grande rencontre
Au milieu, dos aux poteaux, les bras
croisés, regard fixe devant lui, immobile, homme de taille moyenne. Il est vêtu
d’un maillot simple bordé de jaune et d’un short noir.
C’est lui, Beneda.
Il dit quelque chose – un arbitre de touche
le rejoint.
Mon accompagnateur me souffle vite à
l’oreille de parler simplement et sans émotion. Le gardien de but imbattable du
match contre Slavia, István Beneda,
homme direct, n’aime pas les cérémonies.
Un chef de rubrique professionnel à la
retraite se hâte vers nous, il me demande mon nom, puis il nous communique avec
une concision militaire que Monsieur Beneda nous
attend. Il reste encore dix minutes, il est à notre disposition.
Nous nous dirigeons vers lui à trois.
Quand nous sommes tout près, Beneda se retourne et nous salue aimablement d’un signe de
tête. L’instant suivant je regarde de près dans ces yeux qui cet après-midi des
horreurs ont vu les Six Buts s’introduire les uns après les autres, entre le
mur des buteurs en sanglot et des défenseurs cassant leur ballon.
Ces yeux sont désormais calmes et
transparents. L’homme, qui a tant fait rêver et qui s’est tant fait maudire,
est un jeune homme longiligne, au visage ouvert et au regard courageux. Il a
vingt-trois ans. Il a le parler aimable, fluide. Ses dents étincellent. Il
sourit. Il est serein. Il lève sur moi le même regard tranquille, avec lequel
il supporte le regard admiratif de quarante à cinquante mille paires d’yeux, et
il encaisse la vindicte et la bénédiction d’autant de bouches hurlantes. Mon
trac s’évapore devant son accueil.
Je m’enquiers de sa vie, de ses souvenirs
de jeunesse.
- Je suis né à Pest, rue Viola. Je
suis fils de parents simples. Depuis ma plus tendre enfance j’ai assisté à tous
les matchs – j’ai suivi depuis les places gratuites debout, les anciens grands
combats.
Ses yeux s’embrument, ils se perdent dans
le lointain. Comme dans une rêverie il prononce quelques noms tels que :
- Schaffer… Konrád… Rumbold…
Kertész deux… Slóz !...[4]
Slóz !…
Un vent léger frissonne sur le terrain. Et
comme si la pelouse soupirait, gémissait doucement…
Le paysage se souvient en s’embrumant… les
mottes se souviennent… c’était quoi ? Le murmure du vent ? Cris de
guerre de la foule en délire ? – Des voix fantômes s’animent sur des
lèvres qui se taisent depuis trop longtemps… Des ballons fantômes filent en
l’air… Des jambes s’érigent du sable… On entend des voix comme sur la plaine de
Wagram…
Slóz !… Slóz !…
Nous nous réveillons. Beneda
sourit de nouveau. Je risque la question :
- Comment avez-vous été révélé ?
- Je me tenais là en dix-neuf, à
chaque match, derrière la cage. Un jour on cherchait un remplaçant. ..
L’entraîneur qui m’observait depuis longtemps et qui connaissait mes qualités,
m’a choisi…
Il se tait. Que pourrait-il dire ? Le reste,
ce qui s’est ensuivi, tout le monde le sait – chacun connaît les étapes
glorieuses et tragiques de sa carrière.
- Vous êtes satisfait de votre
vocation ?
Cette question s’est envolée de mes lèvres
presque inconsciemment.
Ses yeux brillent.
- Le football seul m’intéresse, je le
ferais même si je devais payer pour jouer…
Oui, c’est lui. C’est curieux – je viens de
faire sa connaissance personnellement – je m’aperçois qu’il ressemble aux
photos dans les revues tel que je le connaissais auparavant.
- Qui étaient vos modèles ? Et
actuellement, d’après vous, qui est le plus grand ?
À la première question, quand elle était
posée à Napoléon, il nommait sans hésiter Alexandre le Grand et Jules César. Il
n’aurait pas toléré la seconde question. Mais les temps ont changé. Beneda sourit et nous prononçons le même nom presque
simultanément :
- György Orth.
Je fais un effort – le temps presse. Je
baisse les yeux.
- Vienne… - je chuchote plutôt que je
ne prononce – Vienne… Est-ce douloureux si je pose des questions là-dessus ?
Il secoue la tête vivement, d’un ton de
défi.
- Non ! Pourquoi ? Nous tous
qui étions là, nous avons fait de notre mieux. Ce n’était pas notre faute.
L’équipe a été mal constituée. À la dernière minute… Molnár n’était pas à sa
place. Il est vrai que même dans ces conditions on ne pouvait pas attendre un
résultat aussi énorme…
- Je sais que ce n’était pas de votre
fait.
- J’assume les reproches. Je n’ai rien
à répondre. Après le match, les Autrichiens et les Hongrois m’ont tous serré la
main. Ici on ne parle que des six buts qui ont été marqués – là-bas ceux qui
étaient présents ont vu aussi les huit autres que j’ai arrêtés.
Il hausse les épaules.
- Comment le but adverse a pu rester
immaculé, moi je l’ignore. Je vous assure que s’il était possible de shooter le
ballon d’un but à l’autre…
Il se tait. Puis son regard furète dans le
lointain comme s’il voulait lire dans l’avenir, il psalmodie quelques mots.
- Vienne… Nous y retournerons bien un
jour…
Nous y retournerons bien un jour…
Je ne sais pas quoi répondre.
Je cherche une question suivante – mais à
cet instant un coup de sifflet strident fend l’air.
Les soldats de UTE
quittent la cage au pas de course, ils courent vers le centre du terrain.
Beneda me serre vite la main.
Mon accompagnateur me tire par le bras. Il
est pâle.
- Ça commence ! – chuchote-t-il
en extase – Partons !
Des pas sonnent tout autour de moi… Je vois
des yeux écarquillés… des joues rouges… Puis tout devient flou devant mes yeux…
- But !... But !...
Je me retourne.
Beneda s’élève en l’air… et maintenant en haut…
en haut… au-dessus de la barre… il nage… ils se rencontrent… il l’attrape…
Un nuage noir derrière sa tête, que
traversent les rayons du soleil.
Aura glorieuse sur un drapeau de deuil.
Az Est, 17 avril 1927.
[1] István Beneda (1904- ?). Gardien de but de l’équipe hongroise de football.
[2] Artúr Görgei (1818-1916). Chef des armées hongroises pendant la guerre de libération de 1848-1849.
[3] UTE et Fencváros sont des club de sport de Budapest.
[4] Alfréd Schaffer (1893-1945) ; Jenő Konrád (1894-1978) ; Gyula Rumbold (1887-1959) ; Imre Schlosser, alias Slóz (1889-1959) ; György Orth (1901-1962).