Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
La crise de L’Écriture dramatique hongroise[1]
Il y a énormément de théâtres sur tous les
continents, le monde du théâtre est bouillonnant, la marque directe de son
activité, la publicité théâtrale, travaille à toute vapeur – à l’évidence cette
industrie fonctionne plus intensément qu’il y a vingt ou trente ans. Si donc,
en dépit de tout cela, l’aristocratie intellectuelle s’accorde partout pour
dire que l’écriture théâtrale est en crise, qu’elle est en déclin, qu’elle est
malade et sans vigueur, cela prouve que l’on ressent la lacune des auteurs
comme une échelle sûre de tout art sain, que nous avons consciemment ou
inconsciemment reconnu comme décisif, cet effet réciproque qui, en temps
normal, s’exerce entre la vie et le théâtre. Les analystes du problème répètent
à qui veut l’entendre que le théâtre de notre temps ne reflète pas l’époque,
l’esprit de notre époque, ce qui est effectivement caractéristique. Mais ils ne
remarquent pas que ce n’est qu’une moitié du diagnostic. Il y a un autre
problème plus grave encore, c’est que dans l’esprit de l’époque, dans la mode
les conventions sociales, dans la vision du monde morale et esthétique
facilement influençable des gens ordinaires on ne peut pas sentir, reconnaître,
cet impact de la littérature dramatique du temps qui a toujours existé dans des
époques théâtrales saines. Bref, si la dramaturgie est en souffrance, si elle
est suspecte, c’est parce qu’elle n’a plus d’autorité, plus de crédit. Le
problème n’est pas que les gens ne vont pas voir les pièces : ils vont les
voir. Mais ils les voient en vain, le théâtre ne laisse pas de trace, ne
transforme pas, ne forme pas, ne participe pas au concert des forces qui
germent, qui transforment, qui détruisent et qui créent, forces parmi
lesquelles l’imagination humaine joue un rôle tout aussi important que
n’importe quelle force de la nature, la chaleur, la lumière, la vitalité,
l’instinct vital individuel et social qui préserve l’individu et l’espèce. Or
une production artistique qui ne prendrait pas part à ce concert, qui ne serait
pas un effet, seulement un symptôme – une pièce de théâtre qui traverse l’âme
du spectateur sans y laisser de trace, n’est pas un drame, mais seulement une
comédie.
Or cela est grave.
Ces excellents messieurs qui participent à ce travail d’analyse,
expliqueront probablement de façon intelligente et convaincante ce qui a causé
cette situation de crise. Je leur fais confiance. Quant à moi, je soulève un
problème plus opaque, plus ingrat : celui de savoir dans quelle mesure
cette crise spécifique reflète la crise de tout l’esprit de notre temps.
L’opacité de ce problème doit être mon excuse de ne pouvoir balbutier
pour le moment que des doutes inquiets, torturants, plutôt que des
constatations exactes. Il fut un temps où j’ai beaucoup réfléchi sur
l’importance de la cinématographie. C’est alors que je suis tombé sur la source
de ces soupçons et prémonitions. Je développerai la totalité de mes méditations
et spéculations une autre fois, ailleurs, si j’en ai l’occasion. Ici je me
contenterai d’évoquer quelques titres de chapitres, quelques formulations de la
table de matières, des phases de ma réflexion.
Notre époque est fatiguée, usée.
Le thermomètre de la vitalité de notre vie spirituelle, l’esprit et
l’intelligence humains, montre des fluctuations désabusées. La signification
réelle, usagère, des choses n’excite pas, elle fatigue plutôt – nous nous fions
à nos impressions. En conséquence, nous ressentons de la nostalgie pour notre
enfance, nous sommes attirés par tout ce qui est image, nous rechignons à tout
ce qui est formule. Cette inclination ne favorise pas le culte de la vie
exprimé en des mots. Les moyens de contact tels que le mot prononcé ou écrit,
tendent apparemment à retourner à leur point de départ archaïque,
primitif : l’écriture en images, afin de recourir à des idéogrammes pour
exprimer les mots nés des pensées, tout l’historique de l’évolution du mot né
des pensées, elle essaye de faire renaître encore une fois la magie, l’état
paradisiaque du contact sensoriel. Un désir décadent, une lutte sans espoir,
mais c’est indéniablement ainsi – le grand succès du cinéma semble clamer que
parler est inutile – ce qui au sens archaïque intéresse vraiment l’homme dans
ses congénères, nous pouvons nous le communiquer par gestes.
Nous vivons l’écroulement babélien des notions – une nouvelle
encyclopédie est en train de naître. Celui qui souhaite y participer, doit
d’abord créer une nouvelle écriture dramatique, pour qu’un nouveau théâtre
puisse naître.
Nyugat, n°3, 1928.
[1] Contribution à la question soulevée sous ce titre par la rédaction de Nyugat, à laquelle 16 écrivains ont participé.