Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
31 octobre 1918 – 31 octobre
1928
Oui, je comprends.
J’ai très bien compris la question, ne la répétez pas. Ce n’est pas votre
question qui me fait réfléchir. C’est autre chose. Je vais vous…
Écoutez, mon garçon, ne m’expliquez pas, je
vous dis que je comprends. Oui, il y a dix ans. Le trente octobre. Révolution
dans la moitié de l’Europe. Chez nous aussi. Oui, j’étais ici, à Budapest. Je
l’ai vécue. Je l’ai vue, de près. J’étais dedans.
Oui, je comprends. Une journée aussi
mouvementée a dû laisser, dites-vous, une image forte en moi. Vous ne cherchez
pas des documents politiques mais des impressions personnelles. Ce qui s’est
passé vraiment alors, tout le monde le sait. Ce qui vous intéresse c’est ce que
j’ai vu et j’ai senti ce jour-là.
Si vous voulez.
Une journée mouvementée ?
D’accord, mon garçon, notez. Je vais
essayer. S’il m’arrivait de bégayer un peu… attendez patiemment.
Le matin – oui, le matin. Vers huit
heures : je me réveille et je sens qu’il manque quelque chose dans l’air.
Comment vous dire ça ? Le matin, dans mon lit, je me réveille à un grand
silence. Un silence étrange, inouï, inconnu, inhabituel.
Comment dites-vous, un silence avant
l’orage ? C’est ce que vous pensez ? Possible.
Je me mets à m’habiller lentement, dans un
demi-sommeil. Je tends l’oreille, vers la salle de bains, vers l’autre chambre…
Un silence béant se déverse sur moi.
En bas dans la rue une voix excitée crie
quelque chose, elle parvient sous ma fenêtre, elle faiblit, elle se perd.
Soudain le téléphone retentit. Allô, mon
ami K. Allô, qu’est-ce que tu deviens ? Tu as entendu la nouvelle ?
Le roi Károly[1] a abdiqué. Vraiment ? Mais alors
c’est là… C’est juste, c’est
Je tends encore une fois l’oreille vers la
chambre… Puis vers la rue…
Oui, assurément, il y a quelque chose dans
l’air. Des groupes d’hommes passent et discutent, on voit des bras qui
s’agitent.
On voit étonnamment beaucoup de soldats.
Des officiers, sans armes. Étrange spectacle. Bien sûr, les troupes en retraite
depuis le front italien sont déjà revenues… Est-ce que mon frère est parmi
eux ?
Mais ce silence qui me bourdonne aux
oreilles devient intolérable… Essayons d’écouter ce que se disent les gens… Ce
n’est pas une mauvaise idée. Je note des bribes de phrases que j’arrive à
saisir de ces tessons de conversation, ça me permettra peut-être de constituer
l’atmosphère d’une ville en pleine révolution… Oui, c’est la vie, ce bruit – on
m’a dit que c’est de ça que j’ai besoin.
Je descends sur le boulevard. Écoutons les
gens qui viennent en face.
…chez
le cadre. Lui, il doit faire son rapport comme si rien ne s’était passé.
Écoute, arrête de faire l’imbécile… après tout mille couronnes, c’est mille
couronnes…
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… et
puis après ? Cette fois ça ne se passera pas comme ça, mon pote !
Tout va se mettre sur la tête !... L’Europe, c’est fini… Les Chinois
arrivent… une nouvelle invasion…
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… et
tu sais, Tante Malvin lui a dit là-dessus qu’oncle Józsi veut tout le temps…
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…
sûrement, oui ! N’y pense pas ! Ils n’y vont pas par quatre chemins
ceux-là ! Ils font tirer dans la foule ! Le sang va couler…
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…un
peu amincie vers le bas. Coupée au milieu d’une ceinture de velours noir, ce
sera si mignon, si "à part", comme ma Georgette de l’an dernier, tu
t’en souviens ?...
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… personnellement
je n’ai jamais été socialiste, mais il y quelque chose dans leurs idées…
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… hi,
hi, hi… regarde cet imbécile de soldat… c’est la troisième fois qu’il se retourne
derrière moi… il n’est pas laid… il doit être affamé… hi, hi, hi…
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- Ah, Maître ! Où
allons-nous ? Oui ? Alors qu’en dites-vous ? Auriez-vous cru
ça ? Avez-vous entendu dire que dans les casernes – est-ce vrai ? Je
me dépêche de rentrer chez moi, il paraît qu’ils tirent… Au revoir, Maître…
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Après le déjeuner je me repose quelques
minutes chez les V. Peu après le silence me fait sursauter. Madame V. entre
dans la chambre. – Qu’est-ce qui se passe, tu entends cela ? Il y a des
coups de feu dans la rue. Comment dis-tu ?
Bouche bée, sans chapeau, je dévale les
cinq étages jusqu’à la rue – je comprends que tout ce temps-là je murmurais
quelque chose à mi-voix…
- Hé !... On ne passe pas par là ! Faites demi-tour !
Ça court dans tous les sens. Quelques tirs
dans la rue latérale, une sorte de panique, une peur précipitée mais peu sérieuse.
Personne ne sait ce qui se passe. Sous un porche deux adolescents rigolent, ils
sortent la tête, ils sifflent, ils font peur aux passants qui courent…
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À six heures j’arrive à la rédaction. Tout
le monde est là. Les gars gesticulent, crient. Il faut aller ici, il faut aller
là-bas ! Il faut parler avec Untel, puis avec Untel ! Il faut
empêcher que… Et toi ?... Moi, mon petit, je vais dîner au Cercle en
attendant. Venez avec moi, mangeons ensemble… Tout le conseil s’est réuni à
l’Astoria[2]… Ils sont en train de nommer des
fonctionnaires… Ils délivrent des discours depuis le balcon…
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Silence…
- Vous notez ? Oui ? Alors
encore quelque chose… la dernière image… que je garde de cette journée.
À dix heures et demie du soir quelqu’un
monte en courant les marches du Cercle.
- Les gars, qui vient avec moi pour
voir ce qui se passe à l’Astoria ?
Je m’aperçois que je me trouve au milieu
d’une foule qui hurle, qui se laisse emporter. On m’arrête, on me repousse, on
me presse à travers un cordon, comme une sorte de tourniquet. Une foule
bruyante, sans fin, devant l’Hôtel Astoria – un homme grand et maigre discourt
sur le balcon, on voit ses lèvres qui bougent mais on n’entend pas un mot…
Pourtant la foule a l’air de comprendre, un mot sur deux est ovationné.
- Laissez-nous entrer ! Nous
sommes des journalistes.
Je suis à l’intérieur. Toutes sortes de
gens courent dans tous les sens dans les couloirs… Beaucoup de soldats, même
des officiers de haut rang, des journalistes. De nombreux visages que je
reconnais. Je me fraie le passage pour monter aux étages.
En haut trois pièces vastes, celles du
milieu s’ouvre sur le balcon – elle est pleine de monde. Près de la fenêtre du
balcon le président essuie son front
pâle qui nage dans la sueur. Au moins cinq personnes lui parlent à la fois. Tout
doit être réglé avant le lendemain matin. Il convient de nommer un commandant
pour la ville – là, tout de suite, n’importe qui. Le président se retourne – il
se trouve en face d’un jeune homme inconnu. « Vous acceptez ? »
- lui demande-t-il. « J’accepte. » « Comment vous
appelez-vous ? » « Peu importe, ça n’a pas d’importance. »
- Rendez-vous immédiatement à la
Mairie.
Du balcon la voix éraillée de l’orateur
suivant. Un coursier arrive en haletant, un capitaine au visage rond, cheveux
bouclés. Il tire le président de côté. Des groupes se forment. Discussions
décontractées, plutôt gaies.
À onze heures et demie, compressé contre
une des fenêtres, je suis en train de me pencher au dehors pour mieux voir la
foule quand un énorme crépitement d’armes retentit brusquement depuis la rue
Kossuth. Puis un instant de silence figé – puis une nouvelle rafale, tout près,
si fort qu’on l’aurait crue dans la pièce. Un instant – je reste bouche bée.
Devant l’hôtel la place noire de monde semble avoir explosé. Un trou vide au
milieu, il s’élargit à vive allure. L’instant suivant la place est vide – des
insectes noirs tombent en avant, se relèvent – ils tentent de fuir en
s’écrasant les uns les autres – beaucoup restent couchés, étalés sur le
trottoir. Je retourne dans la chambre – que se passe-t-il ? Est-ce que je
rêve ? La pièce est vide. Non ! Je regarde à mes pieds – tout le
monde est couché par terre et rampe vers la porte, à quatre pattes. Le
capitaine porte la main à son cœur. « Ce sont des soldats qui m’ont
tué ! » - crie-t-il et il tombe par terre comme dans un drame
d’horreur révolutionnaire. (Il s’avéra par la suite qu’il n’a rien eu, c’était
une simple crise d’hystérie.) Monsieur V., le patron du bureau d’édition tombe
dans l’encadrement de la porte – le sang gicle de son poignet. (Il s’avéra par
la suite qu’il s’était blessé contre un carreau cassé.)
Je me rappelle que j’ai ri maladivement.
« Messieurs, Messieurs, ai-je crié – qu’est-ce qui se passe, pourquoi
êtes-vous si agités ? C’est la révolution ! Une révolution c’est
comme ça ! Pour l’amour du ciel ! »
Puis quelques minutes plus tard, dans le
couloir d’où ils avaient fui, un jeune bidasse à l’allure voyou est assis, une
cigarette au bec. « Que se passe-t-il ici ? » - lui demandé-je
d’une voix hésitante. Il hausse les épaules. « Que voulez-vous qu’il se
passe ? » - répond-il doucement. – « Il se passe que nous allons
mourir. » « Mourir ? Pourquoi ? » « Parce qu’ils
ont encerclé l’immeuble de soldats bosniaques. Ils viennent d’en finir avec
ceux qui étaient au rez-de-chaussée – ils ne vont pas tarder à monter
l’escalier. »
Je le regarde.
- Il n’y pas moyen de sortir, nulle
part ?
- Vous ne comprenez pas ? –
dit-il crûment, néanmoins sur un ton amical. – Nous sommes encerclés.
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Oui… je me rappelle très bien les dernières
minutes de cette journée-là… J’errais sans but dans le couloir. J’ignore
pourquoi, mais j’avais le fantasme que le premier soldat bosniaque qui
atteindrait l’étage et me verrait, retournerait son fusil pointé et
m’assommerait avec la crosse. Je n’étais ni courageux ni lâche. Je n’avais pas
peur et je ne souhaitais pas mourir. On entendait encore les crépitements et,
d’en bas, de la rue, des cris. Une pendule sur le mur a sonné douze coups.
Après le dernier je me suis étonné du silence qui s’est installé.
Et j’ai écouté et j’ai tendu l’oreille,
espérant détecter un doux petit bruit, au-delà du silence terrible du
crépitement des fusils et des cris et des slogans et des douze coups de la
pendule et de la révolution européenne et de l’écroulement du monde détruisant
les murs des temps, un petit bruit gentil, un petit rire pétillant – une voix
qui m’appelle par mon nom, la voix d’une femme, celle qui était ma femme et qui
dix jours auparavant avait été emportée par la peste qui a suivi la guerre
mondiale et que l’on appelait alors le mal espagnol.
Pesti Napló, 31 octobre 1928.