Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
projet dÉtaillÉ pour l’Élargissement du pacte Briand-Kellogg[1]
en vue d’une paix totale dans le monde
Le pacte de paix selon Kellogg a noué ensemble
une trentaine d’États du monde dans la simple décision que, à partir de trois
heures et demie de cet après-midi jusqu’à l’éternité, ils ne se feront plus
jamais la guerre. Par lui une très grande et sincère joie a envahi le cœur de
tous les vrais pacifistes dignes de ce nom. De la rédaction intelligente du
pacte émanait quelque chose de particulièrement rassurant ; ce traité est
en effet rédigé de façon telle que l’État qui voudrait le contourner devrait se
lever de bonne heure.
N’est-ce pas excellent par exemple là où il
dit quelque chose comme « chaque État s’engage, dans la mesure où il n’est
pas attaqué, à… » etc.
Ce « dans la mesure où », c’est
excellent.
Bien sûr, dans ces conditions il ne peut
plus y avoir de guerre. Comment cela se pourrait-il ? Aucun n’ose
attaquer, car si j’attaque, je contreviens au contrat et j’ai bonne mine. Je
peux subir les pires désagréments, on pourrait me dire à moi, État : je
t’ai vu, c’est toi qui as commencé. Alors là l’État peut rougir, avoir honte,
le vilain État, pan, pan, il ne sera pas aimé par Monsieur Kellogg.
Or si personne n’attaque, comment
pourrait-il y avoir une guerre ? A-t-on déjà vu un cas où une guerre
aurait éclaté parce que chacun se défendrait sans avoir été attaqué ?
Se défendre, c’est permis.
Cette expression « dans la mesure où »,
quand j’y pense, pourrait permettre de solutionner radicalement, une fois pour
toutes, la paix dans le monde. N’oublions pas : le danger et la menace
d’une guerre ne persistent qu’entre les États. Le monde entier, les hommes, les
animaux, saignent et gémissent dans une lutte sempiternelle entre les classes
ou les sexes.
Ne pourrait-on pas remédier à cela ?
Désormais cela paraît possible.
C’est le terme « dans la mesure
où » qui le permet. Il permet de rédiger un texte qui puisse convenir
l’âme tranquille même au briseur de paix d’humeur la plus guerrière.
Je ne suis pas un homme de longs discours,
on ne peut pas le dire. Je préfère agir. Je n’ai pas besoin de conférences
préalables. Moi je m’y mets sur le champ. J’ai l’honneur de proposer les pactes
ci-dessous.
contre
Nous, soussignés Hansel et Gretel faisons serment solennel par le présent pacte :
de ne plus jamais nous lancer un mot
malveillant, de ne plus nous faire du mal, ni en paroles ni en actes, dans la mesure
où aucun de nous n’en donne une raison en disant ou faisant quelque chose qui
me déplairait, ou qui m’agresserait. Disons par exemple, si moi, Gretel, je voulais aller au Théâtre Magyar, alors que
Hansel voudrait aller au Théâtre Royal, alors Hansel ne me dira pas
« allons au Royal », mais il me dira « allons au Magyar ».
Moi, Hansel, de mon côté, j’attends de la part de Gretel
de me dire « allons au Royal », alors qu’en réalité elle préférerait
aller au Magyar. Il est vrai que dans ce cas nous ferons une fois de plus des
propositions contradictoires, mais la paix sera assurée car nous n’irons nulle
part.
Nous convenons en outre
de ne plus être jaloux l’un de l’autre,
dans la mesure où l’autre partie ne prend pas mal que la première partie n’est
pas jalouse, craignant que si l’autre n’est pas jaloux, alors c’est qu’il
n’aime pas, nous nous promettons donc que dans l’intérêt de la paix nous serons
jaloux l’un de l’autre, dans la mesure où l’autre partie ne s’en offusquera pas
en lançant « alors là, tu es fou », ce qui serait une attaque.
Et de toute façon ! C’est
odieux ! Qu’il en crève ! Qu’elle en crève !
Signatures
autographes :
Hansel et Gretel.
pacte conjugal
Nous, époux, promettons par le présent
pacte :
de ne plus jamais nous quereller, ni attenter
aux intérêts l’un de l’autre,
dans la mesure où par exemple moi, en tant
que mari, en rentrant pour déjeuner, je ne fais pas le constat que la table
n’est pas encore dressée, en revanche madame se prélasse dans la baignoire
depuis trois heures, pendant que Pistike a coupé tous
les boutons de mon frac, parce que la préceptrice avait fait ses valises et
avait claqué la porte, en déclarant qu’elle faisait ses valises et claquait la
porte, sans attendre qu’on lui dise de faire ses valises et de claquer la
porte, et la cuisinière aussi est partie en même temps, c’est pourquoi la table
n’est pas mise,
de même, moi en tant qu’épouse, je ne fais
pas le constat que mon mari, au lieu de se rendre illico dans
Nous nous promettons en outre de
respecter l’intégrité de l’honneur d’homme
et de l’honneur de femme de l’autre, sans y attenter, dans la mesure où, par
exemple, elle en tant que femme, ne se comporte pas comme si elle se fichait de
moi en tant qu’homme, autrement dit elle ne s’attend pas du tout à ce que je
l’assaille en ma qualité d’homme, et d’autre part, lui en tant que mari,
n’attente pas à mon honneur de femme en me fichant durablement la paix sans
m’assaillir.
Signatures
autographes :
Époux et Épouse.
Amis
Nous, soussignés, promettons par le présent
pacte :
de vivre ensemble en bonne entente et en
harmonie, sans nous attaquer l’un l’autre ni en actes, ni même en pensées,
dans la mesure où l’un ne souhaite pas à
l’autre ce que l’autre souhaite à l’un, c’est-à-dire : Samuel, une fois de
plus c’est toi qui as commencé !
Signatures
autographes :
Weisz et Schwarcz.
Animaux
Nous, soussignés, promettons par le présent
pacte :
de vivre en paix ensemble,
dans la mesure où il n’entreprend pas de
m’attaquer en entravant mon activité paisible et il ne m’empêche pas par la
violence de manger les poissons.
Signatures
autographes :
Grand poisson et Petit poisson.
ÉlÉménts
Nous, soussignés, promettons de ne pas nous
offenser,
dans la mesure où l’un de nous ne nous
offense pas par sa présence là où l’autre est déjà présent, c’est-à-dire lui
existe et l’autre existe aussi.
Signatures
autographes :
Le feu et L’eau.
Színházi
Élet, n°39, 1928.
[1] Traité qui fut signé le 27 août 1928 à Paris et entra en vigueur le 24 juillet 1929, par lequel les 63 pays signataires « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu'instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ».