Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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NAGEUR PHÉNOMÈNE, GÉNIE DU FOOTBALL, AS DE LA VITESSE ET LES AUTRES

(Petite méditation)

Parce que quand même.

On s’enthousiasme pour toutes les excellences, ce qui est premier, ce qui mène – on s’enthousiasme en général pour la performance record physique et psychique de l’homme. On s’enthousiasme pour tout ce qui est meilleur, plus vigoureux, plus talentueux, plus habile que ce que font les autres, mais seulement à une échelle ordinaire.

On s’enthousiasme pour l’enthousiasme. On s’enthousiasme, dirait mon excellent confrère László Lakatos[1]. L’homme. (L’Homme !)

Néanmoins, ces derniers temps je commence à m’embrouiller un peu en matière d’enthousiasme. Car cet enthousiasme pour la première place, pour le concours, pour être le champion, c’est-à-dire la lutte pour être en tête, et en fin de compte une spécialisation des talents, dirait mon excellent confrère Zoltán Szász, commencent à tel point à tiédir mon enthousiasme, que je n’y vois plus guère clair, dirais-je moi-même si j’osais.

Car désormais il y aura un champion un talent, un génie et un as de tout ce que fait aussi un homme ordinaire, à une échelle ordinaire.

Autrefois seuls nos traits ou capacités les plus importants avaient leurs champions, leurs grandeurs et leurs phénomènes. L’homme aimait fredonner, chantonner, naquirent donc des musiciens, des compositeurs et des virtuoses grands, plus grands, immenses. L’homme aimait les choses belles, naquirent donc des sculpteurs grands, plus grands, géniaux. L’homme aimait les paroles belles, naquirent donc des écrivains grands, plus grands, les plus grands. Il aimait aussi la bagarre, naquirent donc de plus grands généraux, et il aimait la vie, naquirent donc les plus grandes courtisanes, et il aimait la vérité, naquirent donc les plus grands savants, et il aimait le mensonge, naquirent donc les plus grands politiciens.

C’était dans l’ordre des choses.

Mais ensuite, étant désormais à cours de traits marquants et simples, les laissés pour compte des championnats se sont mis à chercher dans la direction de nos activités plus subalternes, plus particulières – l’homme veut s’enthousiasmer de nos jours pour ce qui est "le plus", pour quelqu’un qui est le premier en quelque chose – impossible de satisfaire les enthousiasmes.

Il n’y a qu’à décider enfin que c’est la première place qui compte, peu importe en quoi.

L’homme joue quelquefois aux échecs, naquirent donc des grands maîtres. Il joue parfois aux cartes, naquirent donc des champions de rami. Il arrive à l’homme de donner des coups de pied, naquirent donc les as du football. Il lui arrive de sauter (normalement pas là où il y a Rhodes[2]), naquirent donc les génies du saut. Homère aussi dort de temps en temps, naquirent donc des artistes du sommeil, et il peut aussi jeûner, naquirent donc les champions du jeûne. Et, considérant que l’homme mange quelquefois des tartines de confiture, naquirent des championnats de tartines de confiture et des courses en sac, et parce qu’il peut y avoir des obstacles dans la vie, des courses d’obstacles.

Ces dernières années l’évolution de la technique a produit une infinité de championnats et de premières places.

Naquirent des champions d’auto et des champions d’avion et des champions de water-polo.

La différenciation des championnats ne peut naturellement pas s’arrêter dans son évolution. Elle expérimentera la gamme des us les plus cachés et les traits de caractère les plus insignifiants.

L’homme se gratte parfois l’oreille. Pourquoi n’y aurait-il des champions de grattage de l’oreille qui se gratteraient l’oreille à une vitesse inimitable ? Il doit y avoir des talents de ce rite charmant qui n’avaient jusqu’ici pas trouvé d’autres faire valoir.

Et il y aura des champions de se curer les dents et de se racler la gorge.

On assistera à des championnats du monde olympiques pour sauter sur un seul pied : les candidats s’entraîneront pendant des années, et il y en aura qui se feront couper volontairement une jambe pour qu’elle ne les empêche pas dans l’exécution parfaite de ce sport glorieux, comme il y avait des champions de boxe qui se faisaient extraire leurs dents et leur os nasal pour qu’on ne puisse pas les leur casser.

Il y aura des champions de hurlement et il y aura des champions de rigolade, capables de rire des blagues les plus stupides.

Et ceux à qui cette perspective déplairait et qui craindraient pour la culture et la civilisation humaine, n’auront qu’à s’exercer et se faire élire champions de pleurnicherie, car il y aura bien des championnats de lamentations, et aux compétitions mondiales on pèsera et on chronométrera qui sait faire couler plus de larmes en dix minutes dans son chagrin sur la décadence de l’Europe.

Et qu’ensuite elle s’écroule.

 

Az Est, 26 août 1928.

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[1] László Lakatos (1881-1944) ; Zoltán Szász (1877-1940).. Journalistes.

[2] « Voici Rhodes : saute ! » Formule d'une fable d'Ésope. Un athlète vaniteux assure qu'il a fait un saut extraordinaire alors qu'il se trouvait à Rhodes, et qu'il peut en produire des témoins. Un de ses auditeurs réplique que ce n'est pas nécessaire ; il suffit qu'il refasse le saut là où il est.