Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Kassa, eperjes[1], journal de voyage

Se lever trop tôt le matin n’est pas agréable, surtout si on s’est couché tard. J’arrive endormi, vaseux, à la Gare de l’Est ; ma valise noire sur le siège d’en face inspire une conversation passablement prosaïque avec moi-même. Ce qui est tout de même le mieux, fiston, c’est de se coucher normalement, comme il faut, dans un lit régulier, douillet – se lever normalement, à l’heure, exécuter un travail rythmé, ordonné par autrui et dépendant d’autrui pendant la journée, puis la famille, les enfants : une bonne petite vie bourgeoise, condition de la santé et du travail bien fait depuis le commencement du monde.

Mais dès que le train s’ébranle en trépidant, c’est l’Autre qui règne, celle qui sait tout mieux que moi et mieux que vous, les bourgeois – l’Imagination. Ces derniers temps elle ne me laisse retomber dans ma vraie vie que lorsque s’ouvrent les circonstances, les cadres de ma situation constitués par hasard, alors brusquement, tel un rêve à épisode, je me reviens à l’esprit, je continue là où je m’étais arrêté la fois précédente, parfois des mois, voire des années auparavant ; et par rapport à cette réalité plus vraie que tout souvenir, les circonstances et les cadres deviennent ridiculement oniriques – je sens clairement à quel point tout cela est incertain par rapport à la certitude que me voici, je vis, je suis celui que j’ai été et que je serai – oui, le petit écolier de six ans que j’étais en arpentant la rue Szív en sautillant dans toute sa longueur, pour continuer dans ma tête l’épopée du roi des fourmis ; en arrivant à l’école il fallait la mettre de côté, pour la reprendre pendant le trajet de retour et continuer là où je m’étais arrêté : oui, ce que je serai quand le brouillard se dissipera, aviateur solitaire au-dessus de la mer, passager lunaire dans la nuit, martien, astre nocturne dans le firmament.

Le bon vieil aphorisme "la patrie de l’artiste c’est le monde" s’illumine, se remplit de sens chaque fois que je monte dans un train. Vous le savez bien depuis le commencement des temps, vous, vieux aventuriers, Homère et Ulrich Hutten[2], Giordano Bruno, Goethe et Baudelaire, à quel point ce n’était pas pour vous la bohème libertaire mais un intérêt pratique. Si l’on veut créer, le seul moyen d’accéder à des circonstances extraordinaires dans le monde bourgeois est de maintenir en soi un ordre intérieur, une sorte d’ordre intérieur plus grand que tout ordre bourgeois, national et social. Votre descendant pitoyable, battu, dégénéré que je suis ne pourrait ajouter à cette conclusion que quelques pâles données grises. Les quelques pensées, idées, compréhensions, le nouvel ordre pour lequel j’ai pu trouver une forme dans ma vie, ont toujours germé en moi dans des circonstances extraordinaires, au cours de contretemps et de crises. Curieusement les quelques poèmes que j’ai composés les vingt dernières années, je les ai tous écrits dans un train.

Être bohème – vous par exemple savez, n’est-ce pas, mon cher H. G. Wells, quelle ineptie c’est d’identifier cette notion à la débauche, à la déchéance, à un échec tout au moins financier, à la pauvreté et à l’ascèse, selon la conception bourgeoise ; vous savez le malheur, la déchéance et la faillite que représente pour un bourgeois la vie de bohème – eh bien, devenir un bourgeois, représente pour un artiste une déchéance une faillite tout aussi grandes. Vous savez que rien qu’en biens matériels vous auriez fait une bien plus mauvaise affaire en ne soumettant pas la vie bourgeoise à votre art, mais en soumettant l’art à votre vie bourgeoise.

Nous, pauvres Hongrois, bourgeois et artistes, les affaires que nous faisons sont étriquées dans la plupart des cas. Le bourgeois danse et s’enthousiasme, voyage et passe des nuits blanches, se tourmente pour ses problèmes psychiques – l’artiste, lui, est voué à rester chez lui, à compter amèrement, à commercer, à jouer le rôle de l’agent, à courir après des contrats et des relations.

Ou encore il monte sur le pont du chemin de fer et il saute dans le Danube, déposant sur le parapet un dernier manuscrit amer dans lequel, se moquant de lui-même, il laisse non son testament de pensées et de grandes idées, mais des mesures à prendre sur son maigre patrimoine.

Je lis dans le train que László Cholnoky[3] s’est suicidé, et a légué sa fortune s’élevant à soixante-dix fillérs à la Fondation Baumgarten[4]. Un artiste qui aurait aimé être un bourgeois.

Pour me consoler, je parcours jusqu’à la frontière le livre de Remarque À l’Ouest rien de nouveau. Les souffrances d’un soldat dans la guerre mondiale, immense succès, un tirage sans précédent. Un bon livre, un travail créatif. Mais ceci en soi n’expliquerait pas la popularité qui cette fois en dit plus long que le roman lui-même. Qu’est-ce que cela signifie ? Le public des acheteurs veut-il démontrer qu’il est d’accord avec l’auteur, qu’il hait la guerre et n’en veut plus ? Ce n’est pas sûr. Le plaisir sadique revêt souvent le masque de la compassion et de la pitié pour sauver les apparences – j’ai lu dans le manifeste de Titusz Telma[5] : « Le martyre a un double effet, c’est une arme à double tranchant entre les mains de la Vérité – l’une pâlit à la vue du sang et se convertit, l’autre s’enhardit à de nouvelles effusions de sang ».

Et puis…

Vous souvenez-vous de l’histoire de Barabbas ?

Chaque lecteur est un homme. Chacun séparément tient Barabbas en horreur et se reconvertit – mais ensemble, en foule, que vont-ils répondre à la question : que choisissez-vous donc, tuer ou vivre ?

Et déjà j’arrive à la frontière et le train semble écraser et traverser une plaie toujours vive et sanglante au moment où j’aperçois les premiers écriteaux étrangers à l’endroit où récemment encore on s’adressait à moi dans la langue de mon corps et de mon sang. Cette blessure pourra-t-elle un jour cicatriser, ou faudra-t-il la rouvrir, la suturer encore, ou en ouvrir une autre ailleurs – le mal existe, impossible de le nier, la seule question est si l’on peut le traiter ou s’il n’y a que le couteau qui peut y remédier ?[6]

Mon Dieu. Cela fait mal. Mais faut-il mentir des phrases creuses pour qu’on me croie ?

Au demeurant – il faut s’y habituer, le monde est le même partout.

À Kassa ces messieurs les journalistes m’accueillent en me disant de ne rien craindre,  il y aura salle pleine pour le soir, pourtant le public est épuisé, on sort à peine des élections de la reine de beauté. Les journaux sont pleins de photos grand format, Miss Kassa, Miss Ungvár, Miss Eperjes, Miss Ránkszelice.

Eh bien tant pis. La beauté de l’âme existe aussi, mais elle doit attendre son tour. Le soir la salle d’honneur du Palace Schalk se remplit en effet, et Monsieur Pauss, le propriétaire de ce nouvel hôtel, empoche le loyer exorbitant de la salle ; cela lui permettra peut-être de soigner un peu la diffusion de la culture hongroise.

Des interviews. Quel est mon avis sur les littératures minoritaires, mon avis sur László Mécs[7], quelles différences je vois entre les Hongrois de Transylvanie et ceux de la Haute Hongrie ? Par ailleurs, à qui je donne raison : à Einstein ou à Dezső Szabó[8] ? Quel est l’avenir de la poésie libre, et quand est-ce que le Soleil se refroidira ? Qu’est-ce que je pense de l’urbanisation de la ville ?

Chers, très chers jeunes gens enthousiastes et pleins de foi, pauvres et généreux, éternels poseurs obstinés de questions sans réponse ! Les enfants, tout va s’arranger, tout ira pour le mieux, je vous le jure – et tout le monde est brave et franc et juste et la ville se développe et l’urbanisme est vraiment pratique, les maisons sont au bord du trottoir et non par exemple au milieu de la chaussée où elles pourraient faire obstacle à la circulation des voitures. Je suis heureux de tout trouver bien en place, continuez, vive l’évolution et vive l’idéal.

De Kassa à Eperjes, de Eperjes retour à Kassa en auto, de nuit, à la lueur de la pleine lune, sur des routes serpentant parmi des forêts de sapins, longeant des villages tapis dans des couleurs bariolées, que de merveilles ! Des montagnes[9] et des forêts de rêve, des rues silencieuses, des ponts, rêve mystique de silence et d’argent – des frissons qui gonflent le cœur et apaisent la pensée – la Calédonie, paysage normand, souvenir d’un passé de cent mille ans. Comment seraient devenus le monde, l’homme et l’âme, si nous ne connaissions pas le Soleil et si nous avions toujours vécu à la lueur argentée de la Lune – cela ressemblerait aux planètes Uranus ou Neptune où le Soleil est trop loin, une toute petite étoile, il n’éclaire pas plus que la Lune chez nous. La vie serait pleine de mystères, de rêve et d’amour – et quelle frayeur, quelle panique, quels hurlements éclateraient si jaillissait tout de même d’un coup la boule ignée, incandescente, pour projeter à nos yeux les rocailles cloutées de la misère et de la laideur, de sa lumière aveuglante !

Ou bien tout cela serait-il aussi relatif ? Peut-on imaginer un Soleil, plus incandescent et plus lumineux que celui que nous connaissons, et des yeux qui le supportent ?

Le public est magnifique. Raffiné sous l’oppression – il comprend et gratifie chaleureusement même l’ironie cachée, là où auparavant il ne comprenait que les plaisanteries robustes.

Quelque chose m’a étonné. J’ai fait la lecture de quelques nouvelles en prose d’un genre emporté, passionné, et plus tard tous, public et critiques, les ont cités comme "ces poèmes-là".

Le genre lyrique vit apparemment une crise – une prose dans laquelle ce ne sont pas la raison et la logique, mais les emportements et les sentiments qui régulent l’ordre des sens, comptent pour de la poésie.

La poésie libre a tout de même fait son effet dans la transformation de l’art.

Je ne suis resté que trois jours éloigné de Pest, et pourtant, arrivé à la gare, j’ai ressenti la même excitation qu’après mon séjour de six mois à l’étranger.

Le peintre, pour bien voir le tableau qui vit en lui, recule de temps en temps, ferme les yeux pour examiner l’effet global. Quelques instants peuvent suffire.

 

Pesti Napló, 28 avril 1929.

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[1] Villes de Haute Hongrie, depuis 1919 en Slovaquie (Košice et Prešov).

[2] Ulrich von Hutten (1488-1532). Humaniste et propagandiste de la Réforme dans le Saint Empire.

[3] László Cholnoky (1879-1929). D’abord fonctionnaire, puis démissionne pour vivre de sa plume.

[4] Ferenc Baumgarten, avocat qui en 1927 a laissé par testament sa fortune pour aider les artistes dans le besoin.

[5] Personnage principal du roman de Karinthy : "Légende de l’âme aux mille visages".

[6] En 1920, le traité de Trianon a amputé la Hongrie des deux tiers de son territoire. Ici il s’agit de la frontière Nord entre la Hongrie et la Slovaquie actuelle.

[7] László Mécs (1895-1978). Poète, moine prémontré.

[8] Dezső Szabó (1879-1945). Écrivain, critique littéraire.

[9] Il s’agit des monts Tatra.