Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
l’idÉe
I.
- ardon ? demanda le rédacteur du journal de province,
comment avez-vous dit ?
- Eh bien, je suis d’avis, balbutia Szilárd Le Malin, ex-juriste, actuellement journaliste
d’avenir au mensuel "Balmazterebes et
environs", que disons, une femme perd un collier que lui a prêté son amie,
elle n’ose pas l’avouer, elle en rachète un autre, dont vingt années plus tard
il s’avère que les pierres étaient fausses.
- Et c’est pour dire quoi ?
- Ben, j’ai pensé essayer.
- Écrivez ça dans la rubrique policière,
bien coloré, on ne peut rien en faire d’autre.
II.
L’idée du collier parut donc une première
fois comme une information policière, un fait divers, révélé par un
journaliste. Elle ne suscita pas un réel intérêt. L’auteur s’en fâcha – il
s’était imaginé que l’idée était frappante et excellente (on apprendra à la fin
pourquoi il avait des raisons de le croire), il ne put pas en rester là.
Lorsque, après la liquidation de son
journal de province, il monta à Pest, un soir, après de longues semaines de
vaines recherches pour se caser dans la presse de la capitale, il croisa au
café le directeur de cabaret du faubourg. Celui-ci était en train de maudire sa
prima donna, incapable de mémoriser le tube de la semaine suivante. Szilárd Le Malin émit modestement une
observation :
- Écoutez, moi j’aurais un sujet… Il
s’agit d’un collier…
- Ce n’est pas mauvais, répliqua
illico le directeur de cabaret, mais remettre ça vingt ans après, c’est une
ânerie. Ça doit se passer le lendemain, chez son amie… On peut l’écrire en
trois strophes, quelque chose comme « Le collier, le collier n’est pas
toujours au cou qu’on pense ! », vous comprenez l’allusion, n’est-ce
pas ?
La chanson recueillit un joli succès.
III.
En ce temps on commençait à mentionner le
nom de Szilárd Le Malin associé à celui du
compositeur dont la musique avait récolté un renom mondial au two-step[1] : "Collier".
- Szilárd
Le Malin… Szilárd Le Malin…, dit le rédacteur,
oui bien sûr, j’y suis. J’avoue que je n’ai pas lu grand-chose de lui, mais
c’est un fait que le public l’apprécie… Passez-lui donc un coup de fil, qu’il
nous donne un papier dans le numéro de Pâques… C’est ainsi que la nouvelle sur
le collier parut dans le numéro pascal tiré à cent mille exemplaires.
IV.
Néanmoins il ne rompit pas tout de suite
avec le compositeur de renommée mondiale. C’eut été dommage. Il devait sa
première automobile à leur opérette écrite en commun "Collier de
roses", dans laquelle l’idée du bijou perdu s’entremêlait très habilement
avec le bonheur perdu que l’héroïne de l’œuvre retrouvera finalement dans les
bras d’un capitaine de frégate. Mais je n’insiste pas, puisque nous connaissons
tous si bien les mélodies doucereuses de "Collier de roses".
V.
Le ministre sourit nerveusement. Puis il
intervint :
- Écoutez, c’est très bien, mais nous
ne pouvons pas nous permettre de chercher pendant des années un sujet qui
conviendrait. Notre contrat avec les Américains nous impose de livrer dans les
deux mois la superproduction cinématographique parlante, objet du contrat. Il
s’agit d’une affaire de cent millions de dollars – l’auteur pourra, lui, en
empocher un. Trouvez une idée populaire, peu importe laquelle, puisque de toute
façon tout dépend de l’élaboration.
Le tango "Collier de roses" que
le gramophone lui avait susurré aux oreilles la veille, en sirotant son
champagne bourdonnait encore aux oreilles du rapporteur. Il dit non sans avoir
médité un moment :
- Monsieur le Ministre, on pourrait
peut-être proposer ce travail à Szilárd
Le Malin… Il a, lui, un thème très intéressant…
- Envoyez-le moi, et convoquez pour
demain une réunion extraordinaire.
Vi.
Il faut reconnaître que le film fut une
réussite. Le génie du réalisateur y allégorisait l’histoire des souffrances et
des combats de toute une nation sur de nombreuses générations, en partant de
l’idée que le collier en question était en réalité l’emblème archaïque des
Kirghizes, dont le chef Djoullah bey (Svetislav Petrovitch) avait envahi la majeure partie de
l’Europe médiévale. Il va de soi que Lord Jam (également Petrovitch) était son
septième descendant ; sa maîtresse finit par perdre le collier, aurore
d’une ère nouvelle.
VII.
La découverte du cinéma parlant projetable à
domicile par la radio ne prit pas au dépourvu l’auteur mondialement célèbre. Le
premier film de cette technique, ayant fait le tour de tous les studios du
monde, était naturellement une nouvelle variante de l’histoire du collier, sous
le titre de "Collier universel", combinant avec doigté le résultat de
la révolution victorieuse de la communication avec l’idée que les ondes radio
constituent en réalité pour l’humanité un lien, un trait d’union perpétuel.
VIII.
- Écoutez, dit le prince Szilárd Le Malin, président du trust culturel Europe
Amérique au petit ingénieur pâle et nerveux, je vous donne trois ans. Vous avez
toutes les usines à votre disposition, vous pouvez mener une vie royale. Mais
en trois ans vous devez inventer la machine à voler dans
IX.
La générale lunaire réussit correctement et
rapporta convenablement.
X.
La catastrophe ne s’est pas produite en
fait sur la Lune, mais sur Mars où le succès sensationnel du "Film
spatial" était parvenu deux années plus tard.
Le fouineur journaliste martien, équipé
naturellement de la machine à remonter le temps connue sur Mars depuis
longtemps, eut l’idée de projeter l’œuvre en arrière d’un siècle, pour qu’elle
fasse également plaisir aux habitants de la Terre du milieu du dix-neuvième
siècle.
Or dès la première projection il s’avéra
que l’auteur avait volé son idée dans la nouvelle de Maupassant intitulée
"La
parure".
Les héritiers intentèrent un procès avec
effet rétroactif.
C’est ainsi qu’éclata la guerre entre Mars
et la Terre.
Színházi
Élet, 12-18 mai 1929.