Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Masque À Gaz
Ces jours-ci, dans la vitrine d’une firme de
Budapest, on peut voir des masques à gaz.
Chacun sait à quoi ressemble un masque à
gaz, on en a vu, au moins en image.
C’est une larve recouvrant le visage tout
entier, avec des grosses lunettes. Une bizarre
trompe épaisse devant, un peu comme le groin d’un sanglier, se terminant
par un disque rond – ce disque correspond en fait à l’ensemble de la bouche et
du nez du porteur de masque, c’est là que s’introduit le tuyau par lequel on
aspire l’anti-gaz, afin de neutraliser, en cas d’attaque aux gaz, le gaz
destiné à tuer.
Un homme portant un masque à gaz n’est pas
beau. Disons plus prudemment : il est inhabituel.
Bon, on s’y habituera.
Bon an, mal an, il faudra bien s’y faire –
les prophètes de la guerre rabâchent au commun des mortels que dans une
prochaine bagarre généralisée de l’univers tout le monde sera obligé d’en
porter, non seulement les soldats, mais aussi les civils, vieillards, enfants
et même les femmes, le porter constamment, car dans cette guerre-là l’enjeu ne
sera pas tellement l’armée que les habitants des villes, or l’atout maître
sera : les gaz asphyxiants.
C’est ce que j’étais en train d’expliquer à
Madame quand nous nous sommes arrêtés devant la vitrine aux masques à gaz. Eh
oui, il faut en être conscient : pendant la guerre nous nous promènerons
dans la rue, équipés d’un masque comme celui-ci – nous aurons d’ailleurs du mal
à nous munir de signes et de marques distinctifs de sorte que les hiboux à gaz
et les éléphants à gaz se reconnaissent quand ils se rencontrent.
Madame n’a rien répondu. Les paupières
froncées, la tête légèrement penchée en avant, elle fixait attentivement le
masque dans la vitrine.
Et alors, tel un éclair j’ai brusquement
deviné à quoi elle pensait.
En imagination elle voyait déjà le masque à
gaz qu’elle se fera faire pour elle-même.
Son étoffe sera en soie. En bas, sous les
lunettes, ce sera légèrement décolleté, avec des petits plastrons de dentelle.
Au bout du tuyau une pince en or, avec un petit diamant. Juste assez grand pour
que sa copine Manci en crève de jalousie. Elle en
crèvera cul par-dessus tête, sans attaque aux gaz.
Et en imagination, d’un geste de l’âme, la
dame a vite appliqué du rouge à lèvres sur la bouche de tôle de la trompe à
gaz, ce petit disque rond qu’elle s’est imaginé sur sa figure.
Pesti
Napló, 13 juillet 1929