Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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carnaval des devins

Le carnaval des devins – c’est le nom qu’on pourrait donner à Januarius[1].

C’est un mois qui leur appartient.

J’ignore quelle est la demande en prédictions, est-elle plus grande en cette période que le restant de l’année – l’offre en tout cas est pléthorique : aux quatre coins du monde, tous les Sirius, phrénologues, chiromanciens, graphologues et autres devins, putatifs ou titrés, experts ou naturalistes, optimistes et pessimistes, tentent leur chance de lancer leurs filets de leurs prophéties non sollicitées.

Les célèbres astrologues égyptiens récoltaient un énorme succès quand ils prédisaient les éclipses de Soleil. La science n’était pas encore une chose répandue, les adeptes ne comprenaient pas que pour prédire des phénomènes de ce genre il ne faut pas plus de force mystérieuse que celle qui de nos jours suffit pour affirmer qu’il fera nettement plus chaud en été qu’en hiver.

Bien sûr peu savent que la plupart des prédictions se font aujourd’hui encore sur une base scientifique ou semi-scientifique. On appelle statistiques ou calcul de probabilités la science respectable dans laquelle puisent les rusés visionnaires de notre temps, quand ils calculent, disons, qu’une année sur deux un tremblement de terre se produit quelque part, une année sur cinq un grand homme décède, tous les dix ans une guerre sévit et chaque année Ferenc Molnár sort une nouvelle pièce.

Il ne faut pas un grand talent pour cela. (Je veux dire, pour la prédiction. Il en faut pour faire trembler la Terre.)

De toute façon les gens sont attachés à leurs devins et leur pardonnent volontiers s’ils trébuchent de temps à autre. Le rabbin miraculeux de Cracovie s’est levé une nuit et le visage transfiguré, les yeux écarquillés, il a déclaré que Lemberg était en feu. Le matin on a appris que Lemberg ne brûlait pas, mais les fidèles proclamaient avec entêtement que leur rabbin miraculeux était tout de même un grand homme pour voir jusqu’à Lemberg. Der Kick nach Lemberg ![2]

Le génie de Shakespeare a dévoilé un trait jusqu’alors inconnu de l’âme de la prophétie : elle ne voit pas mais dans de nombreux cas elle provoque ce qu’elle prédit. Macbeth assassine le roi, parce qu’on a prédit qu’il le tuerait.

Moi-même, en tant que philosophe invétéré du libre arbitre, je n’arrive à croire vraiment qu’en ce dernier type de prophétie. Mais même parmi celles-ci je n’accepte vraiment que celles où le devin ne provoque pas l’accomplissement indirectement, par la suggestion, à travers l’âme du médium, mais il l’exécute directement, lui-même. C’est la raison pour laquelle j’ai une forme favorite pour prédire l’avenir, celle que pratiquent les lycéens. Montre-moi ta main, dit le devin. Tiens, tiens, c’est intéressant. Un tel et tel avenir t’attend. Tiens, tiens. Il y a là un trait – mais c’est inouï. Je te prédis que dans un proche avenir, dans un très proche avenir, si vite que tu as du mal à le croire, on te frappera.

Aussitôt après ces mots, le devin donne un grand coup dans le dos de son client sidéré, qui sera obligé de reconnaître que la frappe prédite s’est effectivement accomplie.

Là où je n’ai pas le moyen d’agir directement sur les événements, j’adopte généralement une position hésitante, prudente. À la table de jeu du cercle Otthon se sont formées depuis des années différentes lex, des lois ; chacune d’elles porte le nom de son inventeur, elles sont censées orienter le joueur anxieux dans le monde des chances de gain. L’une d’elle s’appelle Lex-Tarján, elle prédit qu’après une ritournelle de huit, si le pointeur a neuf, c’est une fois de plus le pointeur qui va gagner. La Lex-Halász affirme qu’après une querelle ou une rixe c’est toujours la banque qui gagne. La Lex-Jób prévient qu’au jeu de casino on ne peut pas poser un deux, parce que le partenaire le prendra forcément avec un petit casino. Je suis fier de vous faire savoir que la loi rédigée de la façon suivante porte modestement mon nom :

Avant la distribution des cartes on ne peut jamais savoir de façon sûre si c’est le pointeur ou si c’est la banque qui gagnera.

Après avoir fait connaître au préalable le système distinctif des prédictions qui peuvent être soit scientifiques, c’est-à-dire hésitantes, soit fermes, c’est-à-dire des actes, je crois que je peux légitimement me ranger moi-même parmi les devins, pour apercevoir les événements de l’année 1929 dans leur ombre projetée. En cas de non-accomplissement je vous prie de reconnaître et d’apprécier d’une part le "kick", que j’ai prévu l’avenir, même éventuellement mal, d’autre part justement l’ombre projetée. À l’ombre on ne voit pas clairement.

Je prédis donc qu’il y aura cette année un gros truc. Un très grand machin. Un événement d’une portée énorme. Beaucoup, beaucoup de monde en subira l’effet. Pour certains ce sera agréable, pour d’autres désagréable. Tout le monde en parlera. Cette chose aura un effet transformateur sur d’autres événements. Quel sera ce truc ? Ah, ça, je ne vous le dis pas. Je regrette, je ne peux pas le faire. Je ne joue pas plus vite que les violons. Une surprise ! Je veux que cela soit une surprise pour vous ! Le moment venu je vous ferai savoir si c’est cela ! C’est à cela que je pensais !

Je vous prédis que Reinhardt mettra en scène une pièce sensationnelle, dans une mise en scène sensationnelle comme le monde n’en a encore jamais vue car cela n’a encore jamais existé. Je prédis en outre qu’on placardera sur des affiches la découverte d’un produit amaigrissant, un cure-ongles, une poudre de lessive et un étui à cigarettes qui vont manifestement révolutionner l’image du monde, puisqu’ils n’existaient pas avant. Bref : cette année le monde sera complètement transformé.

Je prédis en outre que la pièce de Szomory "Reine de Saba" sera montée cette année. Je prédis en effet qu’elle n’a pas été montée l’année dernière.

Je prédis en outre que ça ne peut pas continuer ainsi. Ça continuera donc autrement. Comme ci, ou comme ça. Je prédis que ça continuera d’une manière ou d’une autre. Ça n’arrive jamais qu’il ne se passe rien.

Et puis je cesse de prophétiser !

En outre pour demain on peut attendre qu’il fasse frisquet. Et j’ai rêvé que j’étais réveillé.

 

Színházi Élet, n°3, 1929.

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[1] Janvier (Saint Janvier (272-305). Evêque de Bénévent.)

[2] Le regard jusqu’à Lemberg (en yiddish).