Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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bloc opÉratoire

Une matinée à la clinique chirurgicale

bloc opératoire lans mon article de la semaine dernière nous avons visité une boucherie. Quelques-uns de mes lecteurs plus raffinés ont mal pris que je trouve un plaisir dans de tels sujets et même un grand et savoureux plaisir. Ils m’ont accusé de brutalité parce que le spectacle de cadavres d’animaux dépecés ne m’avait pas fait détourner le regard – d’un pacifiste et humaniste comme moi on attendait un peu de retenue végétarienne.

Évoquer l’humanisme m’a touché droit au cœur, mais je maintiens et je répète que je ne trouve aucune différence substantielle – au sens du dieu Pan – entre mordre dans une pêche ou dans un rosbif.

Voyons donc l’homme quand il s’agit de chair et de sang.

 

Par hasard ce jour-là, j’ai eu à aller dans un service de chirurgie. Un petit bobo, à un doigt. On pouvait aussi envisager un traitement (en appelant à l’aide la pharmacopée plus lente et pas toujours fiable de la sage nature), mais une intervention est plus rapide et plus sûre.

On me conduit à l’étage inférieur – une salle large, ensoleillée, appelée petite chirurgie. Les jeunes médecins en blouse blanche travaillent en silence – des instruments tintent, des boîtes de gaze stérile s’ouvrent – l’odeur étouffante typique des produits aseptiques frappe les narines quand on entre, appelant le recueillement et le respect convenables chez les plus arrogants. Des gémissements, des voix affolées d’enfants derrière des paravents – suivis des obligatoires « vous voyez, ça ne fait pas mal ».

Et c’est vrai, ça ne fait pas mal. C’est la neuvième merveille du monde, l’anesthésie. Le jeune médecin sérieux et aimable (l’humoriste que je suis préfère ce genre-là – d’autres se sentent davantage rassurés par un chirurgien qui plaisante, volubile) observe, examine attentivement le doigt malade. Il se met ensuite au travail avec des gestes mesurés. Il remplit une seringue pointue – d’un geste rapide et sûr il plante la pointe dans le nerf qui concentre la sensibilité de tout le doigt. Un aïe – l’instant suivant je ne sens plus rien à la place du doigt, mon doigt a disparu, il a cessé d’exister, il m’a quitté, il ne m’appartient plus – avec mes yeux je vois qu’il existe, mais je n’en dispose plus, qu’il en fasse ce qu’il veut. Et puis, ébahi, je suis avec une curiosité croissante, le petit couteau fin qui tranche dans le vif, le sang jaillit – puis une cuiller aussi tranchante qu’un rasoir extrait un véritable morceau de la pulpe du doigt. Une paire de ciseaux apparaît pour découper des festons de chair à une allure de sorcière. Aiguille et pince farfouillent dans la plaie – comme si tout cela se passait en l’air, à l’endroit où je vois mon doigt comme un objet intéressant, étranger – oui, comme quand petit garçon j’observais le travail de la cuisinière qui avec facilité et élégance découpait les muscles finement ciselés d’un poulet, tout en veillant à laisser les os intacts.

On rince le sang, un peu de pommade, un bandage – c’est prêt. Rendez-vous dans deux jours pour changer le pansement.

Et il s’adresse déjà au patient suivant – un enfant de six ans, tremblant. Il revient pour un second pansement. Je le regarde avec la supériorité d’un malade expérimenté, décoré de mon bandage au doigt. On lui défait le sien – la plaie est belle, propre, bien nette, mais elle est encore pleine de gaze, il avait fallu y laisser des tampons. L’enfant se met à hurler lorsque la main prudente du médecin s’approche de la plaie. Le docteur suspend son geste, il m’adresse un sourire pour que je regarde.

À la place des habituels cris de guerre « n’aie pas peur, ça ne fera pas mal ! », ou « ça ne durera qu’un instant ! » ou bien « tu n’as pas honte ? » qui n’ont jamais rassuré aucun enfant ni adulte – il pose simplement la pince.

- Écoute, mon garçon, dit-il avec clarté et bienveillance, sans la moindre sensiblerie ni mépris, il est temps, tu vois, de retirer ce petit tampon de la plaie pour qu’elle puisse enfin guérir complètement, n’est-ce pas ? Mais si tu es persuadé que je suis maladroit au point de n’être pas capable de l’enlever sans te faire mal – tu sais quoi ? Enlève-le toi-même, tu es peut-être plus habile. Tiens, voici la pince, tu attrapes le coin de gaze qui dépasse et tu le soulèves.

L’enfant se tait, bouche bée, prend la pince dans sa main, la regarde, la retourne – il essaye d’attraper le tampon avec la pince, il le tire un peu, dit aïe, recommence, joue avec. Le médecin attend patiemment. Une minute plus tard l’enfant lui rend la pince avec un large sourire et tend le bras – et il supporte désormais sans mot dire le soin de la plaie.

Ce docteur aurait été aussi bon en psychologie qu’il est bon chirurgien.

 

(En tout cas il pressent la science qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts. L’insensibilisation du corps est désormais un problème résolu – mais à moins de la bercer dans un sommeil ou dans la mort, en la dépouillant de toute activité, qui saura anesthésier l’âme ? Sur ce point nous vivons dans l’obscurité et l’ignorance les plus totales, même les notions de base manquent à la plupart des médecins par ailleurs cultivés, intelligents et bienveillants, désireux de secourir ceux qui souffrent. Ils confondent sans cesse la peur avec la lâcheté (si différentes !), le désir avec la curiosité, l’imagination avec la volonté. Un jour, quand la connaissance de l’anatomie de l’âme permettra une thérapie psychique exacte, le temps viendra peut-être où l’on saura se débarrasser des symptômes psychiques mauvais, pénibles et inutiles avec la même sûreté qu’on peut éliminer aujourd’hui les douleurs superflues ; ce jour-là boire l’élixir de l’oubli ne sera plus un discours imaginaire apte à nous libérer de nos mauvais pensers, tout en laissant intact les représentations propres à vivre la vie et ressentir la joie ; il exclura l’imagination fausse, exagérée et douloureuse, et libérera la volonté. Seuls les alchimistes de cette science tâtonnent aujourd’hui dans l’obscurité – parmi eux il y en a un, un certain Coué[1] qui a inventé une thèse qui très vraisemblablement sera scientifiquement prouvée ; cette thèse établirait approximativement que la volonté et l’imagination entretiennent un rapport toujours constant et toujours opposé. Rappelons-nous l’exemple, celui des deux longues planches de largeur identiques, l’une posée par terre et l’autre fixée entre les sommets de deux clochers – si on parcourt tranquillement la première, on est incapable d’entreprendre la traversée par l’autre : on a beau forcer et encourager sa volonté, l’imagination contrariante de l’éventualité d’une chute se renforce dans la même mesure – ce n’est qu’au prix d’une ruse, d’une autosuggestion que l’on arrive à la vaincre, excluant et brutalisant le refoulement.)

 

Un mouvement, on cède respectueusement le passage – le Professeur traverse la salle.

Une vieille connaissance, je le salue avec plaisir, ici, dans son royaume, dans lequel il est maître de la vie et de la mort, où il est le chef de guerre et le commandant dans cette grande guerre de cent ans que la raison humaine en révolte a lancé contre la Mort et la Nature.

Il sourit, il se rappelle que je suis un amateur passionné de cette chasse. Alors, à titre exceptionnel – sous réserve que j’enfile une blouse blanche et des pantoufles blanches – il me promet de m’introduire subrepticement pour une demi-heure au quartier général : là-haut, à l’étage, dans les salles closes de la grande chirurgie, où il commande personnellement les opérations du champ de bataille – sur les tronçons les plus difficiles du front, où l’ennemi concentre son attaque d’artillerie.

Ici, ce n’est que la salle des pansements, le lieu des petites escarmouches.

 

Quelques minutes plus tard j’apparais dans ma blouse, ému et le cœur palpitant, dans un bloc opératoire hermétiquement fermé.

Au milieu de la salle nageant dans une lumière électrique crue, d’une blancheur et d’une propreté de paradis, le patient est allongé sur la table d’opération. Silencieux, immobile. Un assistant vient de retirer de son visage le masque d’anesthésie. Au demeurant, si la bataille est victorieuse et il reste en vie, il ne se rappellera jamais ce qui va lui arriver ici : avant d’être monté, encore dans sa chambre, on lui a administré un somnifère, et c’est dans la même chambre qu’il se réveillera dans quelques heures – ces heures, les plus importantes pour lui, seront simplement effacées de sa vie.

La porte du lavabo s’ouvre sans bruit – le Professeur fait son apparition le visage masqué de blanc, les mains gantées de blanc.

Ses gardes du corps forment un anneau silencieux autour de lui. Deux assistants, trois sœurs. Ils font rouler plus près du patient la table des instruments – ses armes.

Il se penche au-dessus du corps découvert. Il émet des mots d’ordre à voix basse, le nom des instruments qu’on lui fait passer au fur et à mesure.

Et maintenant – à l’assaut ! Départ !

Le bistouri parcourt légèrement la paroi du ventre.

Il est suivi de perles d’un jus rouge. Le "Sonderbarer Saft"[2] de Goethe. La masse molle se fend en deux telle une poche – on voit d’abord un tissu gris et gras ; ensuite apparaît, dans une lumière argentée, gonflé, l’entremêlement capricieux des intestins qui halètent et serpentent.

Les instruments cliquettent doucement en retombant sur la plaque de verre : toute une série de pinces et de ciseaux pendent déjà de la plaie gigantesque, entre les artères ligaturées – le tour est maintenant aux gants de caoutchouc, cette fois c’est le corps à corps !

La main gantée farfouille à grande vitesse dans les viscères – elle tâte, tripote, observe, combine. Deux yeux intelligents fixent la pénombre étincelante de pourpre – que verra-t-il ? Il ne le sait pas encore exactement, mais il sait que quoi qu’il trouve, il devra décider en l’espace d’un instant ce qu’il faudra faire : à l’instar du matador des échecs placé devant un problème.

Le professeur pousse un petit sifflement.

Pendant que sa main droite, en se retirant de la plaie, écarte les intestins, il lance un regard à ses assistants.

À ce moment-là, en me penchant au-dessus de la plaie, au-dessus de la masse couleur rouille du foie, accroché entre les intestins, je me trouve pour un instant face à un des commandants en chef du Camp Ennemi – à l’instar de l’officier d’état-major debout au sommet de la colline qui aperçoit Napoléon grandeur nature dans sa lunette.

Un monstre des légendes, un être archaïque d’outre mer, répand ses tentacules avec acharnement : une tumeur cancéreuse géante.

 

Je vais simplement répondre au lecteur superficiel qui juge selon ses impressions.

Si aujourd’hui vous ameniez ici Erasme de Rotterdam, et s’il me demandais de lui désigner l’Humaniste de notre temps – je lui présenterais ce personnage fouillant jusqu’aux coudes dans le corps découpé de ses congénères – ses bras levés, épée en forme de croix du chevalier médiéval, ses mains avec lesquelles il poursuit à travers terres, à travers sangs et à travers chairs, la nature difforme et païenne, au nom de la vie inspirée.

 

Pesti Napló, 13 octobre 1929.

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[1] Émile Coué (1857-1926). Psychologue et pharmacien français, fondateur de la méthode du même nom : suggestion et autohypnose entraînant l’adhésion du sujet aux idées positives.  La méthode Coué a cédé la place à la psychanalyse pour revenir récemment sur le devant de la scène.

[2] Jus spécifique.