Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
une fois, deux fois, trois
fois
Une matinée dans la halle des ventes aux enchères
On doit en faire l’expérience une
fois, personnellement, expérimenter sur soi les
manifestations de la fièvre des enchères, faute de quoi on ne la
comprendra jamais. J’accompagne donc Imre sans hésiter, il vient
me chercher en voiture de l’autre bout de la ville. Il me présente
avec une indifférence feinte mais une excitation rentrée une
sorte de catalogue dans lequel on peut lire qu’une bibliothèque de
cent cinquante volumes sera mise à prix cet après-midi, dans la
halle de l’Avenue Üllői, à
vingt pengoes, ça mérite d’y faire un tour, affirme Imre
légèrement et comme indifférent, et il ajoute encore son
refus total de l’acheter, il a suffisamment de livres à la maison,
c’est son côté journaliste seulement qui veut assister
à une vente, il n’a même pas d’argent sur lui.
Nous en restons là. Pendant le
trajet dans la voiture nous n’abordons que des
généralités ; la misère qui règne
partout, vraiment, tout le monde vendrait tout, cette crise économique
est épouvantable, une marque de notre temps dans le monde entier,
vois-tu, dis Imre, tu avais tout à fait raison quand tu as écrit
dans ton article de Losonc, que la
propriété privée n’est que fonction de la force avec
laquelle je peux la défendre – en effet, cette notion
délicate, la propriété privée, demande
d’être redéfinie, dis-je, mais non dans le dogmatisme
marxiste qui ne vaut rien ; c’est très juste, mon cher, me
répond Imre, je peux le confirmer en économiste dans sa
globalité, dit-il, et il ajoute : justement, en tant
qu’économiste, je crois et j’affirme que la notion de
propriété n’est pas un problème économique
mais un problème psychologique, le problème de la
solidarité entre les hommes, dit-il, et pendant qu’il le dit et je
le dis, tous les deux nous pensons en secret à la somme d’argent
que l’autre doit cacher au fond de sa poche, ces cent cinquante volumes
seraient après tout bienvenus, quels qu’ils soient, cela vaut
certainement les misérables vingt pengoes, ou même trente, ou
éventuellement quarante, ça doit valoir ça si cette
canaille (mon voisin) en a tellement envie.
Or il était superflu de penser des
choses si viles l’un de l’autre. Une fois arrivés dans cet
édifice gigantesque, imposant, il s’avère que Imre s’était trompé de date et les
livres ne seront pas mis aux enchères aujourd’hui, mais le
vingt-trois. Imre tente de dissimuler sa fureur, comme s’il n’avait
eu aucune intention d’acheter et il propose, puisque nous sommes
là, d’aller voir ce qui se passe dans les autres salles.
Tout d’abord au
rez-de-chaussée où on propose aux enchères des
bric-à-brac oubliés çà et là chez "ma tante", devant un
public désargenté.
Des rangées de chaises remplies
à craquer, le petit-bourgeois des faubourgs s’entasse debout au
fond de
« Et trois pengoes – une
fois, deux fois, trois fois ! »
Eh oui, trois pengoes , et même deux
pengoes cinquante, une fois, deux
fois, trois fois, rarement au-delà, car la mise à prix
était souvent bien moins élevée.
Il faut voir cela, car c’est
inimaginable.
Apparaît à mon esprit du fond
du passé, dans un brouillard, le joli recueil de poésies de
Babits Bazar des Invalides[1], ou le Old
Curiosity Shop[2] de Dickens.
Dans les dix minutes que nous passons dans
cette salle, hébétés et sans mot dire, les objets suivants
sont vendus sous le marteau :
Un chandelier de cuivre taché de
patine verte, avec des traces de bougie fondue. Il aurait fait très bel
effet dans un salon empire sous Napoléon, mais la bonne claquerait la
porte si j’essayais de le placer dans sa chambre. Il trouve pourtant
acquéreur. Et les enchères feront monter le prix d’un
pengoe cinquante à deux cinquante.
Un moulin à café, un bon
vieux moulin à café, vous vous rappelez le plaisir qui
était le nôtre quand notre maman nous permettait à nous,
enfants, de le tourner un peu, de sentir l’odeur du café moulu,
d’enfoncer avec le pouce les grains que les roues dentées du
broyeur avalaient dans leur crissement grinçant – il comporte un
tiroir en bas dans lequel on collecte la mouture marron.
Une douzaine de mouchoirs, d’un ton
jaune verdâtre.
Une chemise d’homme à
carreaux, deux cols de rechange, une serviette de table, un chiffon à
poussière, en un lot. Qualification : lingerie mixte, prix deux
pengoes cinquante.
Un paletot fourré pour homme, avec
une doublure complètement mitée – et peut-être pas
seulement la doublure.
Deux bouteilles. Non des carafes, de
simples bouteilles dans lesquelles on peut servir de l’eau dans les
restaurants d’été. Cinquante fillérs. Elles
trouveront preneur.
Et pour finir : un chapeau.
Seul, solitaire, un chapeau vert, au ruban
usé, des taches de graisse sur le rebord.
Ce chapeau danse et nous approuve, nous
salue ironiquement pendant que nous nous poussons dehors en titubant. Le
chapeau solitaire nous envoie encore un adieu, ces Messieurs ne daignent-ils
pas m’acheter ? Je suis ample à volonté, votre
déplaisir me peine vraiment, Messieurs – mon ancien patron savait
m’apprécier, lui, il a piétiné longuement en
hésitant devant le Mont-De-Piété, il fixait la vitrine,
pendant que je trônais encore sur son chef. Puis il s’est quand
même brusquement décidé, a ouvert la porte et m’a
arraché de sa tête et il ne m’y a plus jamais remis, il m’a
abandonné là, il s’est débarrassé de moi pour
un pengoe, il a tourné casaque et il ne m’a plus regardé,
il a filé en rasant les murs, la tête détournée,
comme une mère qui dépose son nourrisson dans un couffin sur le
seuil d’un orphelinat – il a fourré le pengoe dans sa poche,
il est sorti tête nue, et la dernière image que je garde de lui
est celle du vent qui empoigne ses cheveux hirsutes, pendant qu’il prend
le chemin de la buvette voisine, le vent empoigne et secoue bien fort la chevelure
de ce mauvais sujet… Et moi je suis resté ici, chapeau solitaire,
chapeau de tout le monde – vous ne voulez pas de moi ? Je me vends
pour pas cher, je vous jure que vous me trouverez agréable, Monsieur.
Nous parlons de ce chapeau pendant que nous
montons à l’étage où se déroulent des
enchères plus aristocratiques. Regarde, quelle misère, me dit
Imre, le mec qui s’est débarrassé de son manifestement
unique chapeau au Mont-De-Piété ; mais oui, je lui réponds,
on ne peut même pas imaginer ça ; cela m’arrache le
cœur, dit-il, et as-tu bien observé le public, ils proviennent tous
de la même classe que celle qui a vendu ce chapeau ou ce chandelier ou ce
moulin à café, puis ce sont les mêmes qui
fréquentent les salles des ventes, pour éventuellement les
racheter, ou quoi, je ne comprends pas ; moi non plus, dis-je, il doit
pourtant exister des différences matérielles et des strates de
classes parmi ces gens, seulement nous ne les distinguons pas, les acheteurs
qui ont dix ou vingt pengoes de revenus de plus que les totalement démunis
se considèrent comme une classe sociale supérieure par rapport
aux précédents, comment peux-tu imaginer cela toi qui as
vécu comme une catastrophe abominable d’être obligé
de vendre une de tes deux autos ; Zola et Gerhart Hauptmann[3] ont raison, dis-je, pendant qu’en
secret nous pensons tous les deux que si l’autre n’avait pas
été présent, nous aurions sûrement acheté ce
moulin à café pour deux pengoes ; quand nous étions
enfants, nous aurions toujours voulu avoir un moulin à café comme
ça, pour notre usage personnel, mais nous n’avions pas
l’argent, et maintenant nous pourrions l’acheter, nous avons les
deux pengoes , mais nous ne l’avons jamais acheté parce que notre
femme nous aurait mis à la porte avec le moulin, « Tu es
devenu fou ? », mais maintenant ç’aurait
été une bonne occasion, sous prétexte que
« figure-toi, je l’ai acheté pour deux pengoes , pour
blaguer, à une vente aux enchères, où de toute
façon personne ne me connaissait ».
À l’étage, c’est
plus sérieux.
On vend des tableaux, les prix vont de dix
pengoes à six mille. Ils
sont posés sur un chevalet tournant, chaque pièce est
marquée d’un numéro – le public est bon, il doit y
avoir pas mal de riches qui déboursent des sommes considérables
sans frémissement des cils.
Nous, n’est-ce pas, ne sommes que des
observateurs désintéressés. Nous philosophons à
voix basse, avec supériorité. C’est l’idée
fixe du pas cher, expliqué-je
à Imre – il convient de corriger la thèse : la
propriété privée n’est pas seulement fonction de la
force avec laquelle je peux la défendre, mais aussi du désir avec
lequel je veux m’en emparer. Ces gens-là ont perdu la tête
sous l’effet du violent désir du pas cher dont les riches sont les moins exempts – c’est
le riche qui aime le plus se vanter de l’achat avantageux qu’il a
fait. Alors une vente aux enchères comme ça leur permet de se
défouler. Je veux, je veux, je veux ce tableau pas cher, je le veux à tout prix, littéralement à
n’importe quel prix – ça coûtera ce que ça
coûtera, je l’achète à tous les prix, il faut que
ça m’appartienne, non parce qu’il me plaît, mais parce
qu’il est bon marché. Ça ne fait rien s’il
coûte cher, pourvu qu’il soit bon marché. C’est la
psychologie des ventes aux enchères.
Imre acquiesce avec
véhémence, dit que j’ai tout à fait raison. Ils sont
ridicules, ces enchérisseurs.
Et quand un instant je tourne la tête
autre part, il profite de l’occasion, à l’aveugle, sans
même regarder de quoi il s’agit, il lève son index.
Puis il porte un regard circulaire sur la
salle, qui ose dire davantage ? Avec le même regard qui durant huit
années a tenu en respect la presse de toute la métropole.
Il n’a pas de veine. Il a
gagné.
« Cent pengoes – une fois, deux fois, trois
fois ! » Le marteau s’abat d’un geste charmant.
L’appariteur traîne une sorte
de tableau dans notre direction. Imre paye sans mot dire.
Puis nous regardons le tableau.
Puis nous nous regardons.
Dans mon regard un effarement muet –
je crois que les bras m’en sont tombés.
Dans le sien une supplication
chargée d’humilité, un appel à la pitié, un
gémissement et un écrasement – mais… écoute,
regarde… il est plutôt intéressant, je crois… tu sais
que je ne connais rien à la peinture… on peut se tromper à
première vue… il ne faut jamais se fier aux apparences…
Nous quittons la salle en silence.
Nous ne nous retournons pas, pourtant on
aurait très envie de gifler quelqu’un qui ose ricaner dans notre
dos.
Une fois dans la rue, je me mets prudemment
à parler.
- Pardon, tu as… par
hasard… oublié… ton tableau…
- Tiens… alors là, je
suis un peu distrait…
Un peu plus tard, je brise le silence.
- Où vas-tu ?
- Je devrais rentrer…
- Prenons un taxi, on ne peut pas le
porter comme ça.
- Tu as raison.
Une minute de silence, puis c’est lui
qui le brise.
- Euh… si je me rappelle bien,
c’est demain ton anniversaire, non ?
- Pas du tout… ce sera en
juin… Pourquoi ?
- J’ai pensé
t’offrir ce tableau…
- Ce n’est pas mon anniversaire.
Une minute plus tard.
- Personne n’a son anniversaire
chez toi ?
- Personne. Personne n’aura son
anniversaire chez nous pendant plusieurs années.
Une minute plus tard.
- Où est-ce que je
t’emmène ?
- Je t’accompagne chez
toi…
- Euh… Je dois d’abord
faire un saut… euh… à Kőbánya…
au cimetière… et je voulais…
Quoi ? Voudrait-il
l’enterrer ? Non alors, je ne lui permettrai pas !
Je l’accompagne jusque chez lui, je
fais le guet le temps qu’il monte l’escalier, pour vérifier
qu’il dépose bien le tableau.
Depuis je n’ose plus entrer chez lui,
sa femme doit s’y trouver.
Hier matin j’ai reçu le
tableau, accompagné d’une lettre sentimentale dans laquelle Imre
explique qu’il n’a besoin d’aucun anniversaire pour
déclarer enfin sa très vieille et pudique affection à mon
égard.
Ce soir j’ai emmené le tableau
se promener un peu. S’aérer un peu, le soir, après tout un
tel tableau aussi a besoin d’oxygène de temps en temps.
Je l’ai emmené promener au
Bois de la Ville.
Bonne récompense à celui qui
le trouvera et voudra bien le garder. Je vous assure que c’est un
excellent tableau, seulement moi je n’y connais rien.
Pesti Napló, 15 décembre 1929.