Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CADEAUX GRATUITS POUR NOËL

 

La chose est très simple. Aussi simple que les miracles, que l’avion et la radio, que la rédemption du monde, que le souffle divin.

Et ce matin encore je croyais que c’était impossible. Que je devais me tirer une balle dans la tête, ou me pendre ce soir à l’arbre de Noël : tenez, voici votre cadeau, je n’ai rien d’autre à vous offrir – voilà, mangez-moi, faites-en ce que vous voulez : que mes os aillent à la fabrique de noir animal, de ma peau faites des porte-monnaie, au moins pour une fois j’aurais moi aussi de l’argent dans la peau.

Car qu’y puis-je ? C’est Noël et je voudrais bien donner quelque chose à chacun et… hum… de quoi ? Demain peut-être, si je vends les cadeaux que j’aurai reçus.

Dans des cas semblables on se sent comme celui qui n’a pas de quoi déjeuner – tous les plats lui viennent à l’esprit. Moi c’est pareil, je n’ai jamais encore pensé à tant de personnes à qui j’aimerais offrir quelque chose.

Donner… offrir… faire plaisir… comme c’est agréable…

C’est alors que descendit le souffle divin.

Justement je voulais me noyer dans la baignoire, mais je me suis redressé. Comme c’est simple !

Si donner est agréable, c’est parce qu’il est agréable de faire plaisir, parce qu’il est bon d’aimer.

Mais pourquoi faut-il donner ? Alors qu’on peut faire plaisir aussi sans cela ! Gratuitement ! N’existe-t-il pas le téléphone sans fil et la poudre à canon sans fumée ? N’est vraiment qu’avec des cadeaux qu’on peut surprendre les gens ?

Et là, assis dans la baignoire, j’ai inventé le joyeux cadeau surprise de Noël sans frais, sans fumée, sans fil et… sans argent.

Et même tout un tas de surprises.

J’ai aussitôt dressé ma liste illustrée de cadeaux pour Noël.

Mesdames et Messieurs, voyez vous-mêmes. Le service le plus prévenant, première qualité, marchandises excellentes, sous diverses formes.

Voyons d’abord peut-être les modèles simples, pas chers. Qualité garantie, éprouvée, marques déposées.

À ce Monsieur-là qui vient en face de moi, et qui chaque fois hésite une minute, il réfléchit et se demande si me saluer le premier correspond oui ou non à son intérêt  matériel, moral et social : le saluer de loin, avec une grande déférence. Il s’en sentira très bien toute la journée. La même salutation accompagnée d’un sourire pudique mais enchanté, au point que ce grand honneur me fasse tomber à la renverse, vaut même deux fois plus.

Passer un coup de fil à l’amie de ma femme pour dire le grand désagrément que j’ai dû subir à cause d’elle la veille au soir, que ma femme a passé la nuit entière à me rabrouer parce que c’est son amie que j’ai regardée tout au long du dîner – je lui ai passé ce coup de fil dans le seul but que pour l’amour du ciel elle fasse semblant de ne pas me plaire.

En même temps une petite remarque lancée à l’épouse l’air de rien, dans le genre ; « pourquoi tu te maquilles ? Tu veux être aussi laide que cette pauvre Mariska, avec ses cheveux teints ? ».

À l’enfant, permettre le soir de manger bruyamment à table – lui apprendre de manger la soupe avec son couteau, découper sa viande avec la cuiller et enfoncer un bouton de braguette dans son oreille, si profondément qu’il soit impossible de l’extraire.

Voyons ensuite une marchandise plus raffinée, plus recherchée. Ça ne se trouve que chez nous.

Faire tout pour se faire inviter dans une maison où le mari est jaloux parce que tu plais à sa femme. Te décommander à la dernière minute, puis y aller quand même, sale, mal rasé. Ne dire toute la soirée que des sottises, cracher, se racler la gorge, rigoler bêtement, jusqu’à ce que la femme se désamourache de toi. Le cadeau sera double : le mari recouvre sa femme, elle recouvre son mari. (Tant pis pour eux.)

Écrire une lettre à une prima donna : j’étais au théâtre hier soir, j’ai enfin vu cette fameuse Magda la Voluptueuse – alors là, c’est un mystère pour moi, pourquoi on laisse celle-là monter sur scène, alors qu’elle est aussi laide que sans talent. Mais heureusement, le public aussi commence à s’en apercevoir…

Envoyer la bonne chez le poète pour dire que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, un mot ne voulait pas me revenir à l’esprit, un mot du poème qu’il a publié douze ans auparavant dans la revue "Kiskun et environs" – il me rendrait heureux s’il voulait bien me rappeler ce mot, par ailleurs je connais tout le poème par cœur, sauf ce mot précisément… (Ça ne fait pas de mal si la bonne est bien roulée.)

Arrêter dans la rue le vieux Monsieur Gyula, lui demander pardon de le déranger, mais c’était si intéressant, tout ce qu’il a expliqué l’autre jour sur sa maladie et sur les traitements et ce qu’en dit le médecin – ne voudrait-il pas donner plus de détails sur son cas, expliquer aussi ses autres misères – mais non, pas du tout, toutes ces allées et venues des gens autour de nous ne me gênent pas, une voiture m’écrasera éventuellement, mais il n’a qu’à me donner le plus de détails possible.

S’asseoir pour jouer aux cartes avec le tricheur et s’émerveiller de la chance qui l’accompagne. (Ça ne coûtera rien, on laisse des dettes de jeu.)

Se plaindre à Bicsérdy[1] d’avoir des problèmes pour digérer mon boudin.

Chercher noise à un querelleur dans la rue, avant de faire lâchement demi-tour. À une dame de dix ans son aînée, soupirer ému, les larmes aux yeux : « comme le temps passe ! » - elle ne doit plus se souvenir quand tu la faisais sauter sur tes genoux et elle te tirait la barbe, quand elle avait deux ans.

Sous la fenêtre d’un ministre, siffloter fort, allègrement, pour montrer à quel point tu te sens à l’aise dans le régime politique actuel. En présence de Monsieur Jacob, dire ostensiblement du mal des Juifs, et lorsque, fier, il "avoue" être juif  lui-même, ne pas le croire et dire que c’est impossible.

Enfin, pour que tu n’oublies pas les aimables confrères de ton beau métier, les écrivains, écrire un papier extrêmement faible sur le marché de Noël. Évidemment cela t’est difficile. Mais fais un effort ! Il suffit de le vouloir.

 

A Friss Ujság, 22 décembre 1929



[1] Béla Bicsérdy (1872-1951). Fondateur de la macrobiotique..