Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
NYÍREGYHÁZA,
CORBEAU, RETARD DU TRAIN
Notes de voyage
Dès Budapest ça ne tourne pas
rond, je saute à la dernière seconde dans le train qui
s’ébranle – selon Freud j’ai des complexes concernant
Nyíregyháza[1], mon inconscient rechigne à y
aller.
Généralement l’homme
rechigne à aller où que ce soit, pas besoin de Freud pour cela.
La foi, la volonté, le désir, le devoir doivent vaincre en nous
la matière inerte. Nous parvenons au monde aussi en criant, en
rouspétant. Est-ce parce que nous échangeons un état
meilleur contre un moins bon ?
Selten kommt was Besseres nach.[2]
Le voyage dure longtemps ; à
huit heures, dès que j’arrive, je dois me changer, me raser, la
conférence commence. Son éminence l’évêque Baltazár[3] se trouve déjà sur
l’estrade, il parle de la vérité chrétienne, sa voix
chaude et recueillie évoque la pureté des murs des temples
calvinistes. Son discours biblique recèle une expression dont la
modernité me fait dresser l’oreille : il qualifie Pilate
« d’homme nerveux et de bonne volonté ».
À l’instant même je
vois le personnage. Il plisse les yeux et regarde attentivement le
mystérieux accusé, il le trouve sympathique, il ressent presque
une bienveillance paternelle et ramasse ses forces pour le comprendre, pour
accéder aux profondeurs de ce mystère oriental qui lui est
étranger – il songe à ses amis romains, les philosophes qui
lui ont enseigné patience et modestie. Il souhaiterait le sauver, il lui
pose des questions qui pourraient l’aider. En vain, l’accusé
ne se défend pas, et quand Pilate insiste, l’autre, d’un mot
bref et rapide, invoque la "vérité". Pilate est
stupéfait – de sa main il fait un geste de renoncement.
« Quelle vérité ? » - demande-t-il,
mais plus tellement à l’accusé, il murmure cela
plutôt comme pour lui-même, se retourne et regagne son
siège, il est envahi d’une lassitude distraite.
L’accusé a glissé de ses mains secourables, on ne peut plus
l’aider, l’accusé veut
mourir, c’est tout ce qu’il voit clairement, le reste est
pénombre, brouillard, vibrations nerveuses.
Je me sens à l’aise sur
l’estrade bien que je n’aie pas la moindre idée par
où commencer, quel ton prendre. Mon état d’âme du
moment me permettrait diverses attitudes, des philippiques criardes
jusqu’au bavardage badin. Les visages tendus dans l’attente me font
sourire – j’affiche donc un sourire encourageant et amical en
direction du public, comme si c’était plutôt moi qui
attendais quelque chose d’eux, une manifestation, un mot qui rendrait la
rencontre aussi simple qu’un
dialogue entre deux personnes. Apparemment ils l’ont compris. Sans
que je n’ouvre la bouche, retentit sur ces visages inconnus le mot le
plus général, le moins ambigu du langage international des signes
dans l’univers, l’unique signe prouvant que nous sommes entre
humains, le signe grâce auquel deux hommes se reconnaissent entre
animaux, plantes et mornes divinités, même si l’un des deux
se cachait dans la peau d’un fauve – un sourire éclaire le
visage de mon congénère multitête
nommé public, des mains applaudissent. Dès lors peu importe de
quoi je vais parler, le principal est que, parmi les nombreuses touches de
l’harmonium, je peux frapper celles que je préfère :
celles que l’on nomme voce umana.
Au dîner c’est le professeur
Péter qui parle de Nyíregyháza, il me fait
découvrir avec surprise et joie à quel point c’est une
ville belle, propre et claire. Il me rappelle que le monde romanesque de Jókai[4], Un
nabab hongrois et d’autres, ont été inspirés par
cette région – elle appelle le souvenir de chasses tapageuses et
de fameuses ribotes, autant d’exemples du divin amour-propre de
l’aristocratie hongroise. (Une charmante pièce de Sándor Hunyady, Nuit de
juillet, me revient : un cocktail savoureux et étrange les
goûts âpres du naturalisme et de l’eau-de-vie brûlante
du romantisme : Sándor Bródy était le seul
maître pour composer un tel breuvage – grâce à Dieu
son fils a hérité de la recette.)
Char. Une spécialité de cette
région, deux roues roulant sur le sable, rappelant les chars de
compétition de
Ce véhicule aérien file
à une allure vertigineuse sur la route gelée.
Nous traversons le bois, notre objectif est
le Lac Salé.
La forêt en hiver.
Un monde féerique, merveilleux, tout
en verre.
Des gnomes et des nains sont passés
par là, toute une génération, des hommes inspirés,
des Leonardo et des Cellini de l’orfèvrerie du cristal. À Burano et à Murano j’ai vu des choses
vaguement semblables, mais loin derrière cet art local. Les arbres,
autant de lustres renversés vitrifiés, ils sonnent avec leurs
prismes minutieusement élaborés – des oiseaux de verre
s’installent sur des rameaux de verre, un tissu fantastique de feuilles
et de frondaisons en verre brillent figés en glace, sous nos pieds la
pelouse est en verre et chaque brin d’herbe est le
chef-d’œuvre d’un artiste différent.
Sur le chemin du retour, sur un sentier
secondaire, une tache sombre détonne dans l’étincelante
blancheur glacée.
Notre cheval se cabre, le cadavre
gigantesque d’une corneille noire de nuit lui barre la route. Ses
griffes, son bec sont dressés vers le ciel – elle
s’étale solennellement sur son catafalque blanc.
C’est l’hiver qui l’a
vaincue !
Des corbeaux tournent autour d’elle,
espérant lui crever les yeux.
Je me suis penché en passant et je
lui ai chuchoté : « Nevermore ! ».
À onze heures du matin je
m’installe dans mon compartiment séparé dans un confort
épicurien, je l’ai choisi directement derrière le
wagon-restaurant. Je me prépare un programme magnifique pour ce voyage
de six heures, je jouirai des bénéfices de la technique. Je
prépare mon livre préféré, du papier et un crayon
– je passerai du bon temps, vers une heure je me dirigerai vers la
voiture voisine, on m’assure que le déjeuner sera splendide,
après cela je pousserai un petit somme, j’écouterai la
radio – je ne verrai pas le temps passer si vite je serai arrivé,
il n’y a pas mieux qu’un train rapide comme celui-ci.
À Debrecen je descends un peu, tel
que je suis, sans manteau ni chapeau, pour acheter un journal et rendre mon
bonheur complet.
Devant la gare je taquine un petit garçon
aux boucles blondes. Puis je reviens confortablement sur le quai, il fait
frisquet, je commence à avoir froid, je serai mieux dans le compartiment
chauffé.
Les rails sont étrangement vides.
Excusez-moi – où a-t-on déplacé le rapide de
Pest ? Le rapide de Pest ? Il vient de partir, d’où vous
êtes, vous voyez encore sa fumée.
Me voici donc sans chapeau et sans manteau,
sans bagage, tête nue dans le paysage d’hiver, en plein milieu de
Je cours quelques instants le long des
rails, mais le train ne s’arrête pas.
Un vieux tacot devant la gare. Où
courez-vous, Monsieur ? Je saute sur le siège et une fois assis je
demande quelle est la gare la plus proche. C’est
Hajdúszoboszló, à une trentaine de kilomètres.
Bravo, partons, une prime de dix pengoes, si nous rattrapons le rapide.
Celui qui me verrait ainsi serait
étonné – dans une voiture demi-ouverte,
un monsieur en veston et sans chapeau sur la route enneigée et
verglacée, il gesticule et presse le chauffeur.
À Hajdúszoboszló nous
ratons le rapide de deux minutes seulement, on en voit encore la fumée.
Pas d’avion ni de fusée en vue – c’est inouï,
quel pays ! – Si au moins on pouvait dénicher des bottes de
sept lieues, ne sommes-nous pas après tout au paradis des contes
hongrois ? Il ne reste rien d’autre à faire, un seigneur
l’est en enfer aussi, j’ouvre négligemment la porte du chef
de gare, comme si de rien n’était, comme si j’avais
séjourné dans la pièce voisine depuis des lustres,
seulement lui ne m’aurait pas remarqué. Ma tenue
légère l’étonne un peu, mais quand je me
présente, il rit un bon coup et considère comme naturel de me trouver
là – qu’est-ce que ça coûte à un
humoriste, se dit-il. Sans doute comptais-je me rendre chez moi dans mon salon,
mais j’ai changé d’avis et j’ai
préféré me balader ici à
Hajdúszoboszló, le long des rails, et c’est par distraction
que j’ai franchi sa porte. « C’est ainsi que vous
voyagez », remarque-t-il intelligemment, mais sa bonne humeur
s’apaise un peu quand il apprend que j’avais aussi un manteau et
des bagages, seulement le rapide les a emportés.
Une dépêche est envoyée
à Püspökladány pour
qu’on retienne lesdites affaires, tandis que moi, en qualité de
bagage non accompagné, je suis chargé sur le tortillard. Et
maintenant je me fais ballotter ici, orphelin, délaissé,
affamé, et je bave à l’idée de mon beau compartiment
avec ses rideaux tirés, où est resté suspendu mon manteau
esseulé – au début il a dû s’étonner un
peu, mais depuis il m’a sûrement oublié, s’est assis
à ma place, a surmonté son col de velours de mon chapeau,
fouillé dans la poche et en a sorti Vie
amoureuse de Cléopâtre ; il s’est immergé
dans le plaisir de la lecture, il est même capable d’être
allé déjeuner à ma place.
À Püspökladány
on m’accueille avec la nouvelle que le rapide est parti, mais le manteau
n’a pas été trouvé.
Des dépêches à Karcag, Újszállás, Szolnok,
Cegléd ! La garnison est en état d’alerte sur toute la
ligne.
Vers le soir, quand j’ai
déjà abandonné tout espoir, dans une minuscule et sombre
gare de campagne, où mon tortillard s’ébranle, une
silhouette à la tête enturbannée d’une écharpe
court sous ma fenêtre… Il me crie quelque chose à propos de
mes bagages… L’instant suivant mon manteau, les ailes
déployées, vole dans mes bras par la fenêtre ouverte et il
m’étreint en sanglotant.
Mon père ! Mon fils !
Je me refuse de lui demander ce qu’il
a fait de ma valise et de mon écharpe.
Il est transi de froid. Vite, je le serre
contre moi pour réchauffer ses membres glacés.
Le contrôleur m’explique
quelque chose à propos d’un agent convoyeur à qui un
monsieur aurait confié mon manteau en le chargeant de me le rendre
s’il me croisait.
Je n’en crois pas un mot.
Je n’ai vu aucun convoyeur. C’était le manteau en personne,
j’en suis sûr – il a dû être pris de remords, ou
saisi d’un désir de liberté – il a dû sauter
par la fenêtre et flotter, glisser et voltiger durant trois heures
au-dessus du paysage froid et obscur de l’hiver, perdu, désenchanté
de la liberté, jusqu’à apercevoir enfin son maître
derrière la fenêtre d’un tortillard, orphelin, grelottant,
sans manteau.
Il m’a fait jurer de mieux le
surveiller à l’avenir.
Tout au moins en hiver.
Pesti
Napló, 12 janvier 1930.