Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

ANDRÁS, MIKLÓS, HELÉN

Réflexion sans espoir

 

Il y a eu mort d’homme, une mort d’homme belle et normale, qui peut quasiment passer pour une mort naturelle, même pas violente, tellement elle était banale, monotone, descriptible globalement, dans toutes ses variantes, telles qu’elles reviennent éternellement. Il serait peut-être temps d’ailleurs de transférer "ce cas" que jusqu’à présent la littérature professionnelle, drames et romans ont traité à satiété, jusqu’à l’ennui, sans s’en sortir, à épuisement du sujet, de le transférer simplement donc à la médecine descriptive (sans même parler de la psychologie), afin qu’elle prenne sa place parmi les phénomènes à demi physiologiques, à demi pathologiques, puis revenons-en à notre ordre du jour, à des cas plus prégnants, plus intéressants, à l’ordre du jour de tâches plus productives et plus encourageantes pour la compréhension humaine et l’action.

Car apparemment ce "cas" a été vainement disséqué et analysé par les meilleurs écrivains enfiévrés, bienveillants, de ce siècle psychanalytique, assumant la tâche d’aller au bout de l’affaire à la place des sciences naturelles et sociales. Aucun enseignement ne paraît en ressortir, la reconnaissance du mal n’a pas paru conduire à une méthode thérapeutique – la chose a, semble-t-il, été ratée dès le départ, quand, partant de l’idée que la racine de ce mal, le conflit de András, Miklós et Helén (qui dans un certain pourcentage des cas se termine par la mort violente de l’un, de deux, voire des trois protagonistes), est à chercher dans "la nature ancestrale" des humains, et que donc la philosophie ne peut y être d’aucune utilité.

Et pourtant si moi, écrivain, je dirige le projecteur sur l’histoire d’András, Miklós et Helén, je le fais parce que c’est précisément le drame dont la répétition monotone, uniforme, toujours aussi fréquente dans la réalité ne peut être expliquée, j’en suis persuadé,  ni par les belles lettres (drame ou roman), ni par les sciences sociales mais, à la rigueur par la philosophie – la philosophie qui ne déifie ni "l’esprit lucide" adulé et "l’intuition", ni le "raisonnement" tant critiqué et la "spéculation" seuls, mais combine les deux pour juger et agir.

La philosophie, pour laquelle la notion de "nature humaine ancestrale" ne représente pas un tabou superstitieux, immuable du destin, tout comme elle ne craint pas le sourire méprisant de la Volonté Omnipuissante qui nie toute inhibition et tout obstacle.

La philosophie, qui sait que l’appendicite, la variole, le haut mal et même l’anthropophagie on leur source dans la "nature humaine éternelle", sans que cela signifie qu’ils soient absolument des accessoires éternels de l’homme – et la philosophie, qui devine que ces maux ne passent pas d’eux-mêmes, par la seule décision, mais seulement si la compréhension liée à l’évolution de la cognition, si le désir de la compréhension et de la cognition deviennent notre nature tout comme la faim et la soif, ces arguments "ancestraux".

La philosophie, qui finira peut-être par trouver, dans la composition organique de la tragédie se déroulant avec une précision quasi physiologique, l’appendice, la survivance pathologique que les sciences sociales et les belles lettres psychanalytiques avaient délaissée, ou dont elles n’avaient pas reconnu la nature pathologique.

 

Car, qu’aurait-il fallu pour qu’András ne tire pas une balle dans la tête de Miklós, puis (regrettant son geste sur le champ), dans la sienne, parce que Miklós voulait "lui" prendre (pas à lui, on va le voir) Helén, la femme adorée ?

De meilleures lois sociales peut-être, le respect mutuel de la liberté de l’homme et de la femme, le respect des droits de l’autre homme ?

Pas du tout.

Sur ce plan-là tout était clair. András et Helén qui étaient mari et femme, avaient en bonne et due forme pris intelligemment et socialement leurs dispositions entre eux, un an plus tôt déjà, lorsqu’il s’était avéré que Helén était amoureuse de Miklós. Le mari l’avait accepté, le cœur douloureux, ce n’était la faute de personne ; ils avaient légalement divorcé, et il ne restait plus qu’à attendre que la plaie cicatrise, sans contaminer ni lui, ni les deux autres.

La bonne humeur et la poésie auraient dû avoir vocation d’y veiller.

Mais est-ce que la tragédie aurait pu être évitée par la psychanalyse qui, bien qu’elle reconnaisse l’effet curatif de la bonne humeur et de la poésie, recule à frissons recueillis devant la maladie elle-même, la passion balayant toute humanité et toute animalité, le secret à sept sceaux de la jalousie amoureuse ?

Or, tout en respectant ce secret, que la tragédie se soit déroulée précisément comme cela et nullement autrement (comme dans la majorité des cas), ce ne sont ni les lois sociales, ni les instincts plus violents que toutes les bonnes volontés, mais c’est simplement une réflexion erronée qui en était la cause et le défaut d’une saine compréhension : une conception philosophique, mais une mauvaise conception.

 

András a assassiné Miklós, parce que Miklós voulait lui prendre Helén.

Ce n’est nullement affaire d’instinct ancestral, mais de sottise contemporaine. Une logique, mais une logique erronée, justement parce qu’elle ne tient pas compte du temps et de l’espace, du rôle de l’époque et de l’environnement dans la reconnaissance de la situation.

Je ne prétends pas que logique et instinct s’excluent. Bien au contraire, pas plus tard que dans un article récent j’ai démontré que seul l’instinct est logique. Aujourd’hui j’apporte une nouvelle illustration : ce n’est pas l’instinct erroné qui entraîne une logique erronée, mais c’est une logique erronée qui inspire des instincts erronés.

Car si l’affaire s’était déroulée dix mille ans auparavant ou dans les forêts primitives de Tasmanie, l’assassinat de Miklós par András aurait paru sinon moral, au moins logique. En effet, en ce temps-là un Miklós assis sur un cocotier aurait sauté sur le cocotier voisin où András faisait paisiblement sa sieste, il aurait saisi la pudique Helén par les hanches pour la transporter sur son cocotier à lui. Si András, réveillé, dans sa fureur avait assommé Miklós et non lui-même ni Helén, c’eut été très compréhensible – le meurtre dans ce cas n’eut pas été commis pour défendre simplement son propre amour, mais pour défendre sa possession amoureuse, l’objet de son amour, son Helén sans défense.

Mais de quelle défense aurait encore besoin cette descendante tardive de l’ancienne Helén, qui maîtresse de sa liberté de parole et d’action avait dit à András qu’elle faisait valoir son indépendance amoureuse garantie par la société et voulait passer chez Miklós, ou tout au moins l’abandonner lui, peu importait qu’elle voulût aller chez Miklós ou chez Zébédée ?

 

Et Helén entre et sort dans les pièces où se déroule la dispute entre les deux hommes. Elle tâche peut-être d’intervenir, mais les deux autres n’en ont cure : ils poursuivent la querelle entre eux. On sonne. Helén va ouvrir, deux jeunes gens apparaissent, l’invitent au tennis. Elle hésite une seconde – ne serait-il pas plus simple d’aller jouer au tennis le temps que les autres tirent leur affaire au clair, puisque de toute façon ils ne lui donnent pas la parole ? Quelque chose fait qu’elle préfère quand même renvoyer les jeunes gens.

Que peut-elle bien penser pendant ces minutes où il n’y a encore que les paroles qui tuent, et aucun revolver n’est sorti ? Quel peut être son avis sur les deux hommes ?

Sont-ils amoraux ? Inélégants ? Des fauves bestiaux ne dissimulant plus le mâle ancestral ?

Rien de tout cela. Simplement des imbéciles.

Helén est une femme. Helén est un être instinctif, Helén voit donc les choses avec sa logique et sa raison.

András l’aime, elle n’aime plus András, elle aime Miklós. András est désespéré – que faut-il en conclure ? Logiquement pas plus que de le voir cogner sa tête contre le mur. Il serait moins logique mais encore compréhensible qu’il cogne sa tête à elle contre le mur, elle qui lui avait jadis promis un amour éternel : la faute n’est pas à celle qui l’avait promis, elle est à celui qui l’a crue – mais ce n’est pas chose facile à admettre.

Et Miklós, qu’est-ce qu’il a à voir avec le chagrin d’András, quels comptes András peut-il lui demander à lui ? András n’a pas été amoureux de Miklós, Miklós n’a pas promis à András un amour à la vie à la mort accompagné de baisers brûlants – quels comptes peut demander András à Miklós alors qu’András sait parfaitement que Miklós n’a pas enlevé Helén ?

Apparemment il le sait, mais il ne le croit pas.

Il ne le croit pas parce qu’aux yeux d’András la femme n’est qu’un objet de l’amour, et non une compagne vivante, son égale dans l’amour.

Un objet, qui peut donc être possédé par quelqu’un. Une possession que l’on peut donc voler. On peut la voler, on peut donc aussi la reprendre. En tout cas on peut combattre pour elle.

Ces deux-là la méprisent, voilà la vérité. Ils ne lui adressent pas la parole. Son avis ne les intéresse pas – écouter ce qu’elle dit est comme écouter un disque au gramophone, inventé bien sûr par des hommes, remonté par les hommes, pour le plaisir des hommes.

On ne peut rien pour eux. Ils se surestiment. Qu’ils s’arrangent entre eux.

 

Ils se sont bien arrangés.

 

Pesti Napló, 18 mai 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló