Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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COURRIER DU MATIN

Je fouille dans mes lettres

44-Courrier du matin le reçois beaucoup de courrier, et je suis fier que seule une minorité concerne ma vie privée. Bien que, à dire vrai, si je tiens compte des lettres dans lesquelles apparaissent souvent des séquences telles que (poliment) : « il a probablement échappé à votre attention », ou (fermement) : « il ne nous est pas possible d’attendre davantage », ou (précisément) : « au cas où dans les trois jours » - je dis bien, si je compte aussi ces lettres-là, je suis encore contraint de trouver qu’il y a trop de lettres consacrées aux problèmes subalternes de mon existence personnelle, de sources qui feraient mieux de s’occuper de leurs oignons.

Les trois quarts des lettres de mon courrier sont écrites par mes amis inconnus qui ne me voient et ne connaissent mon existence qu’à travers les lunettes du papier. Celles-là, je les lis avec un beaucoup d’intérêt si j’ai le temps, et, j’ose l’avouer ici noir sur blanc, j’ai le sentiment que je suis plus lié à leurs auteurs et ceux-ci ont plus en commun avec moi, que Madame Málcsi, qui s’adresse à moi au nom de sa lignée parentale dans l’intérêt de son fils tout juste bachelier.

Ce sont probablement eux qui ont raison, ce sont eux qui doivent me voir mieux, ceux qui ne voient que le visage de l’âme et de la raison, même déformé, dans le miroir de leur propre raison étrange ou simple, ou complexe, souvent écervelée, et qui m’imaginent comme une sorte de liquide bouillonnant et étincelant et constamment effervescent dans la cornue du Créateur (« alambic trop étroit et trop large pour Lui »), dont l’unique rôle dans ce monde est de distinguer dans le chaos ce qui est vrai et ce qui est faux. S’il n’en est pas ainsi, il devrait manifestement en être ainsi ; et croulant sous le poids de la croix de cette vie stupide et méchante, du moment que nul ne peut ou ne veut en décharger mes épaules, il vaut encore mieux qu’ils ne regardent pas la croix, mais la sueur du front de celui qui la porte. Et si la pendaison est inévitable, je préférerais discuter même avec mon bourreau, de la vie qui s’enfuit, que de la mort qui approche, si lui aussi le veut bien, sachant que la vie nous la vivons pour autrui, seule la mort nous la mourrons pour nous-mêmes. Je profite de l’occasion pour remercier tous ceux qui s’adressent à moi avec leurs problèmes, leurs idées et leurs questions, je les remercie pour leur confiance et de penser que ces problèmes m’intéressent. C’est juste, ils m’intéressent, il n’y a que cela qui m’intéresse, et si je ne réponds que rarement à leurs préoccupations concernant l’existence et la non-existence, ils doivent croire que ce n’est nullement par paresse ou indifférence, mais simplement parce que je n’ai toujours pas réussi à déchiffrer le mystère du monde selon les règles du saut du cheval sur l’échiquier. Mais je garde bien les lettres, et un jour peut-être…

 

Un jour je répondrai à ce sympathique étudiant en droit de Gyöngyös qui m’avertit soucieusement qu’avec le temps la cervelle "se sclérose", et si je ne me hâte pas d’accomplir les tâches qui m’ont été dévolues, il ne se fera jamais journaliste, car mon exemple lui prouverait que ça n’en vaut pas la peine. Pour le moment je lui rapporte seulement les mots de Cyrano : « On ne combat jamais dans l’espoir du succès ».

Et je répondrai à la lettre parvenue de Fiume, qui soulève le problème paradoxal du subjectif et de l’objectif, et qui soupçonne qu’une « relation dialectique » existe entre les deux. « Le matin, quand je vois mes chaussures, écrit mon ami amateur de philosophie, alors je suis en tant que sujet la thèse, les chaussures en tant qu’objet sont l’antithèse, de là découle la synthèse selon laquelle je me chausse et je vais dans la salle de bains. » J’y repenserai sérieusement avant d’y répondre, mais pour le moment mes pensées sont encore confuses, je suis trop influencé par la conception ancienne que l’on peut peut-être appeler hégélienne sous l’effet de laquelle, quant à moi, j’ai coutume d’aller d’abord dans la salle de bains et de me chausser seulement ensuite, quand j’en suis sorti. Mais il n’est pas impossible que la nouvelle philosophie voie le chemin de l’épanouissement de l’Idée dans la direction du bain en chaussures.

Et je répondrai et je donnerai mon avis sur les poèmes et les nouvelles du poète de dix-huit ans que celui-ci m’a envoyés le cœur palpitant pour que je lui donne un avis "sincère". Je répondrai, dans dix ans, quand nous serons du même avis à propos de ces poèmes, et je ne serai plus obligé d’être sincère.

Et je répondrai à la question criante d’une lettre, « puis-je dire ce que je pense ? », et dans ma réponse je parlerai des différences entre sincérité et vérité, mensonges bons et mauvais, quand j’aurai enfin trouvé la solution simple et évidente. En attendant l’auteur de la lettre n’a qu’à supporter que « les yeux baissés, je dessine des motifs dans le sable » en guise de réponse.

Et je répondrai dans la rue Dembinszky où une bourgeoise se sent si vide et déçue, alors que, en âme sœur, je saurais lui venir en aide. Je répondrai, et lui demanderai pardon d’avoir tant tardé, mais moi aussi je me suis senti vide et déçu, qui plus est aucune âme sœur ne s’est présentée : hélas, je n’ai pas l’honneur d’être un parent de la mort ; je ne peux tout de même pas être un parent, même parmi les vivants, de tous ceux dont je suis un parent.

Et je répondrai à Ella, à Radegund, à cette Ella fine, charmante et malheureuse, que je n’ai jamais vue, et c’est quand même à moi qu’elle offre la primeur qu’elle a perdu la foi en la psychanalyse, elle  préfère donc me dire « devant témoins » l’histoire de sa vie, puisqu’elle pressent que je suis « l’homme masqué » qu’elle cherche depuis cinq ans. Chère Ella, c’est effectivement moi l’homme masqué, mais il n’est pas encore minuit et je ne peux pas retirer mon masque.

Et je répondrai à Etelka, qui m’a détesté toute sa vie, mais elle vient de comprendre qu’elle avait tort.

Et je répondrai à la « lettre ouverte » qu’un confrère de province m’adresse dans le journal local de Ungvár[1]. Il m’invite, vu que les traités de clé des songes qui circulent ne sont plus utilisables, un tas de nouveaux concepts ne s’y trouvent pas, à écrire d’urgence un nouveau traité des songes qui contiendra également certains nouveaux concepts de nos rêves comme « manger une conserve de sardines », « jouir des bienfaits du chauffage central », « voyager en avion » ou « embrasser une dentiste ».

Et je répondrai à la lettre extraordinairement intelligente, cultivée, raisonnable, riche en idées, digne d’une véritable étude, de L. à Sopron, dans laquelle il conteste mes positions concernant le cinéma parlant, en soulevant la question de la différence entre art et technique. Je répondrai longuement et exhaustivement à ces pensées claires, enthousiastes et bien formulées, dans lesquelles il s’avère qu’il n’a absolument pas raison, et qu’il a compris complètement de travers ce que j’ai écrit.

Et je répondrai à la lettre mal écrite du couvreur N.B. primaire, confuse et truffée de fautes d’orthographe, sur la même problématique, d’où il ressort qu’il a raison et qu’il a très bien compris ce que j’ai écrit.

Et je répondrai à D.A. à Becskerek, et je lui écrirai qu’il existe des questions auxquelles on ne peut répondre que par des actes.

Et je répondrai au prophète à la signature mystérieuse qui m’invite à entrer en contact, dès réception de sa lettre, avec le parlement et faire savoir à tous ces messieurs les ministres qu’en faisant ses recherches cabalistiques, il a découvert que Loránt Hegedűs[2] est la même personne que Abimelech, roi des Philistins, tandis que Fedák n’est autre que Sarah[3], épouse d’Abraham (comme le prouve le prénom qui est identique). Le prophète sera assez aimable de patienter, nous sommes actuellement en pause de session parlementaire, et Bethlen est absent de Budapest, mais dès son retour, je ne manquerai pas de le solliciter dans cette affaire, car si cela est vrai, alors il est temps d’agir. (J’attire par là même l’attention de Zsazsa à cette découverte qui l’intéresse tant.)

Et je répondrai à la Société Américaine des Missionnaires qui me demande quelques informations, ainsi qu’à Madame D. qui me sollicite pour faire jouer au cours de la saison dans les théâtres de Budapest ses douze pièces qu’elle compte m’envoyer.

Ce matin j’ai tenté de traduire de tête, très librement, les célèbres derniers vers du Deuxième Faust :

« Tout ce qui est passager et tout ce qui est éphémère ne vaut pas plus qu’une mauvaise comparaison… »

 

Pesti Napló, 3 août 1930.

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Suite du recueil

Thème "personnel"

 



[1] Ville qui était au Nord-Est de la Hongrie. Actuellement en Ukraine.

[2] Loránt Hegedűs (1872-1943). Homme politique et journaliste hongrois. Sári Fedák (1879-1955). Une des plus grandes actrices hongroises du début du XXe siècle. István Bethlen (1874-1946). Premier ministre.

[3] Abimelech, roi de Guérar, enlève Sarah la croyant sœur d'Abraham et non son épouse, mais il la lui rend avec de grands présents dès qu'il connait son erreur lors d'un rêve (Genèse).