Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
afficher le texte en
hongrois (page 125)
GROS LOT
- Quoi, tu donnes tout un pengoe à ce mendiant, par les temps
qui courent ?
- Oui, je plains ce pauvre vieux.
- Tu le connais ?
- Pas depuis longtemps, depuis vingt
ans.
- Et alors ?
- Vois-tu, c’est un de ces cas
"qui a vu des jours meilleurs", bien qu’aujourd’hui on ne
puisse plus évoquer cela comme signe distinctif : le monde marche
sur la tête, celui qui est mendiant aujourd’hui, tu peux être
sûr "qu’il a vu des jours meilleurs", et inversement.
Seuls les pauvres s’en sortent tant bien que mal, les riches terminent
à la soupe populaire. Mais même comme cela, c’est un cas
particulier.
- Il n’a quand même pas
été banquier ?
- Non, il avait une existence bien
plus solide. Il possédait une pharmacie magnifique, une vraie assurance
sur la vie. Elle ne représentait peut-être pas une grande fortune,
mais elle assurait une vie sans soucis et des progrès réguliers
sur la route pour faire sa pelote. Puis vint le krach.
- La guerre mondiale a
éclaté.
- Pas du tout, de cela il
s’est facilement tiré
d’affaire, son commerce n’était pas menacé, ça
l’aurait plutôt enrichi.
- Alors quoi ?
- Il a tiré le gros lot.
- Qu’est-ce qu’il a
fait ?
- Tu as bien entendu. Il a tiré
le gros lot. À la loterie. Il a gagné un demi-million, en or.
- Quoi ? C’est vrai ?
Tu connaissais en personne un homme qui a tiré le gros lot ?
- Oui, puisque je te le dis.
C’était lui, ce malheureux. C’est alors que c’en fut
fini de lui.
- Je ne comprends pas un traître
mot.
- Pourtant c’est simple. Ayant
décroché un capital important, il s’est dit, à quoi
bon la boutique et tous ses tracas. Il a tout vendu, il a réuni tout
l’argent. Alors il a investi la moitié en emprunts de guerre, et
avec l’autre moitié il s’est mis à spéculer,
il a acheté des titres qui… Mais tu ne m’écoutes
plus, pourtant c’est un cas très instructif pour prouver que
courage et endurance dans le travail sont une meilleure garantie que la fortune
aveugle qui…
- Oui, oui… c’est
très intéressant… mais dis-moi… tu es sûr
qu’il a tiré le gros lot ?
- Puisque je te le dis !
J’ai vu le billet gagnant… Où vas-tu ?
- Rien d’important, je vais
revenir… Je fais un saut au tabac – n’est-ce pas qu’ils
vendent des billets de loterie ?
Az Est, 24 août 1930.