Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JE NE SUIS PAS SUPERSTITIEUX
Que fais-tu ?
Pourquoi tu l’éteins ? Ah oui, pour
qu’on ne soit pas trois à… Es-tu superstitieux à ce
point ? Moi je ne suis pas du tout superstitieux. Je ne l’ai jamais
été. À mes yeux la superstition n’est qu’une
hystérie de masse, les gens aiment se faire peur avec des histoires de
monstres, comme les enfants ! Je n’ai aucune superstition, je ne
crois ni en ces divinations, ni en ces effets induits. L’année
dernière je me réveille une nuit quand le canari du pauvre oncle Kornél, sourd-muet depuis deux ans, se met à
aboyer, et il gratte les grilles de sa cage, je regarde la pendule, il est
quatre heures moins le quart, je me recouche, le surlendemain arrive la
dépêche de Bolivie nous apprenant qu’oncle Kornél est décédé la nuit de
l’avant-veille à quatre heures moins le quart, d’une morsure
de serpent. Mot pour mot, à la minute, à l’heure où
le canari avait poussé son cocorico, mais tu sais, il pleurait comme un
enfant, ou comme seuls les matous savent hurler. Je ne suis pas superstitieux,
je dis que c’est le fait du hasard, un cas entre mille, et que par hasard
Kornél ait appelé son cher canari,
c’est aussi un pur hasard, je ne crois pas en ces choses-là. Tout
comme j’ai pris pour un simple hasard dès le jour où
c’est arrivé cet autre cas assez intéressant quand un
été j’étais en visite dans le château
d’un richissime propriétaire terrien, et on m’a fait visiter
le caveau familial, et mon hôte est monté une minute chez lui pour
chercher une bouteille de champagne, il a par hasard fermé la porte du
caveau sur moi, et il m’a oublié ; je me suis allongé
dans un cercueil, et par ennui j’ai commencé à compter les
cercueils, eh bien, il y avait treize cercueils, le mien compris, j’ai
même pensé que les imbéciles superstitieux ont
l’habitude de dire dans ces cas-là que s’ils sont treize, un
d’entre eux mourra dans l’année, évidemment je ne
m’en suis pas préoccupé, ah oui, j’ai oublié
de te dire que c’était la nuit de la Saint Sylvestre,
l’année devait donc s’achever à minuit, mais je ne
m’occupe guère de ces choses-là, et je suis sur le point de
m’endormir quand j’entends des mouvements, je lève la
tête, alors je vois qu’il est minuit moins deux minutes, et le
couvercle d’un des cercueils se met à craquer et tombe ; le
mort qui y gisait se redresse, et il secoue son poing dans ma direction, comme
s’il voulait me dire, tu es le dernier en vie ici, il te reste deux
minutes à vivre – et c’est juste à ce
moment-là que mon hôte vient me chercher, je lui ai tout
raconté, alors lui qui est fort superstitieux a eu très peur,
mais je ne suis pas superstitieux, moi je pense que c’était un pur
hasard que ce mort se soit redressé dans son cercueil juste à ce
moment-là, il y a peut-être eu un courant d’air ou un petit
tremblement de terre, qu’est-ce que j’en sais, le principal est que
je ne crois pas en ces choses surhumaines, tout a une cause naturelle, et
j’attribue toutes ces superstitions, je te dis, à ce que les gens
aiment se faire peur et inventent toutes sortes d’histoires de monstres,
dans lesquelles il n’y a pas un seul mot de vrai.
Pesti
Napló, 28 août 1930.