Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

MIRAGE

51 - mirage lnfin, pour la première fois de ma vie, j’ai vu un mirage.

Comme il se doit, c’était dans la Grande Plaine. Entre Félegyháza et Szatymaz, où j’étais en visite.

Un mirage vrai, tangible, du cru, authentique, le fameux mirage dont on peut tant lire dans les manuels scolaires, qui serait soi-disant un des plus beaux spectacles de notre douce patrie où coulent le lait et le miel.

On prononce si fréquemment le mot mirage dans des métaphores, que l’on ne pense même pas qu’on ne fait que le dire, on ne l’a jamais vu.

Je comprends que pour moi aussi jusqu’à maintenant c’était un pur mirage de voir enfin un mirage, face à face, ce qui ne m’empêchait pas d’utiliser ce mot à tout bout de champ, or ce n’était pas légitime, on ne doit pas utiliser des termes que l’on ne connaît pas personnellement pour éclairer d’autres termes, même en tant que métaphore.

Dorénavant, quand j’écrirai ou prononcerai le mot mirage, je saurai ce que j’y entends et ce que je veux faire imaginer.

Une chose étrange que le mirage.

C’est mon compagnon de voyage qui m’a averti, il a fait arrêter la voiture, et il a pointé son doigt vers l’horizon – regardez, vous voyez là-bas ?

Qu’est-ce que je devrais voir ? Au-delà de la terre sodique et en deçà du village dont on voit les maisons se trouve un large étang, c’est là-dedans que se reflètent les maisons et les peupliers.

Il n’y a point d’étang par ici, sourit mon compagnon, ne voyez-vous pas qu’une charrette déambule à cet endroit ? Tiens, lui dis-je, c’est vrai que c’est étrange, une charrette déambule à la surface de l’étang, qui plus est la tête en bas, que diable se passe-t-il ?

Alors, qu’en pensez-vous ?

Waouh, je me frappe la tête – mais alors… ça pourrait être… si je ne me trompe pas…

Mais oui, bien sûr, je me trompe… il n’y a point d’étang… je me suis gouré… car si je ne me trompe pas, cet étang était une illusion, ou alors je ne me trompe pas et ce que je vois est indubitablement et avec une certitude incontestable un mirage.

Mais alors pourquoi dit-on « trompeur comme un mirage » ?

Le mirage n’est pas trompeur. Le mirage se montre ce qu’il est : un effet d’optique, une diffraction de la lumière. Pardonnez-moi : si quelqu’un montre le reflet de maisons qui existent, alors c’est de ma faute si je vois de l’eau où il n’y a pas d’eau. Pardonnez-moi mais à mon sens on peut parler de tromperie dans le cas d’un commissaire ministériel qui donne des instructions pour l’achat d’une maison à un endroit où il n’y a que de l’eau… mais dans le cas du mirage ?

Il serait trompeur s’il se faisait appeler mirage, et alors l’homme, croyant que c’est un mirage, irait tranquillement se promener par là et tomberait dans l’étang.

Je modifierai désormais l’expression et je dirai : « fiable comme un mirage ».

 

Pesti Napló, 3 septembre 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló