Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ÉCHO

Réflexion sur la navigation aérienne

Dans la conduite des véhicules aériens, des avions en particulier, on utilise depuis quelques mois une nouvelle invention, l’altimètre, un instrument bien plus précis et fiable, mais aussi plus polyvalent que les précédents, notamment dans le brouillard et la tempête. Cet instrument est fondé sur l’écho : le véhicule émet de temps à autre des coups de pistolet, un fin microphone capte l’écho en retour, et sur la base du temps mesuré il calcule aussitôt et signale la distance de la surface solide la plus proche, la terre. Son avantage est de donner mieux que l’altitude absolue (calculée par rapport au niveau de la mer), l’altitude relative, si par exemple l’aéronef survole des montagnes ; et si dans le brouillard un obstacle se présente latéralement, le pilote veille à ne pas passer trop près, ni risquer qu’un coup de vent cogne l’aéronef contre des rochers. Les ondes sonores diffusées veillent telles des antennes dressées, et elles définissent la position dans l’espace.

 

Âme et raison, Europe, dans le brouillard de votre patrie et la tempête qui se prépare – avez-vous des instruments de la sorte dans le réseau neuronal de vos instincts ou parmi les accessoires de votre conscience ?

Nous – en tout cas certains d’entre nous – dont la pensée atteint, par la voie des journaux, des livres et des vagues théâtrales jusqu’à "la résistance" la plus proche, la paroi du crâne de nos congénères disposons d’une source sonore, la possibilité de lancer des signaux : un modeste pistolet pour l’un, une mitrailleuse pour l’autre, un canon de quarante-deux pour le troisième. Peu importe, puisque nous cherchons seulement à déterminer notre position grâce à l’écho : où nous trouvons-nous au juste, où en sommes-nous dans la foison des avis et des opinions, des intentions et des désirs, des attirances et des haines, des acquiescements et des refus ? Car, sache-le, écho, que tu te manifestes en applaudissements, ricanements, haussements d’épaules ou sifflements bruyants, nous sommes tout aussi curieux de toi que toi de notre voix – tu apprends par nous et nous par toi ce que représente d'être un homme dans le brouillard du Destin si mystérieusement silencieux.

Bien sûr, il faut du temps pour apprendre à lire entre les lettres et les sons des signaux confus. Les plus optimistes des porteurs de pensée qui à tout prix veulent se sentir à l’aise, sont contents si le public des premiers rangs du parterre applaudit une de leurs astucieuses trouvailles, un de leurs slogans bien sonnants, un de leurs accents appliqués avec bonheur. Ils n’envisagent même pas que cet applaudissement ne signifie pas forcément que l’opinion de l’applaudisseur est conforme à la leur – que dans une performance d’haltérophilie on applaudit l’acrobate et non le fait, la foi, la conviction, que ce poids doit être soulevé, dans l’intérêt de tous. Celui qui sur une assez longue période a déjà connu des échecs comme des succès, perd petit à petit son optimisme, même dans le succès – il comprend qu’église et auberge sont deux choses différentes, et que des croyants fervents, après avoir écouté en hochant la tête le prêche de leur curé, courent allègrement boire et chercher la bagarre à l’auberge. Tout au long d’une vie il n’a enseigné que le bien et le juste, et ses disciples l’écoutaient avec enthousiasme – et voici, quand l’heure de l’examen est venue, une fois de plus ils ont vilipendé Christ à la place de Barrabas, encore plus violemment et plus furieusement qu’alors. À la fin cet optimiste sera plus prudent dans l’évaluation du succès. Si j’avais vu dix ans plus tôt le film de guerre et contre la guerre, intitulé 1918[1], j’aurais été convaincu que son impact rendrait grand service à la pensée de la Paix – pourtant hier, en sortant du cinéma, j’ai tenté, le cœur angoissé, de refroidir mon collègue pacifiste enthousiaste, en l’instruisant de mon expérience que le sang coulé n’écœure que peu d’entre nous – au contraire il enhardit la foule, elle en devient assoiffée, même si cela ne se manifeste pas aussitôt au vu du spectacle.

Le vieux Goethe a dit un jour aigrement à Eckermann : je lis trop souvent l’épithète "divin" collée à mon nom – je soupçonne que les gens sentent la comparaison avec Dieu dans le sens que je serais aussi débonnaire que Lui : je les laisse faire ce qu’ils veulent.

 

Oui, il faut du temps pour comprendre la mécanique de l’écho. Un mot, un serrement de main, dans la rue, au café, flatteries et réprobations, lettres, avertissements – sous le voile d’une flagorneuse courtoisie, le mépris le plus brutal, la déclaration d’une complicité d’armes à la vie à la mort dissimule la goujaterie et les insultes à l’honneur ; l’interprétation de la voix dépend de la matière de la surface qui produit l’écho. Ainsi, chemin faisant, se forme une sorte d’aptitude à s’orienter, à pressentir ce que ceux qui s’y connaissent le moins évoquent sous le terme d’esprit de l’époque, tendance mondiale : flairer les directions et les axes vers lesquels tend le monde. Calculer à partir de l’écho si j’ai de l’espace libre autour de moi, ou si j’ai abouti dans un gouffre ou dans un cul-de-sac, d’où il vaut mieux faire demi-tour.

À moins de me résoudre à un atterrissage forcé. Un atterrissage forcé, une cessation des vols libres, illimités, dans l’espace aérien de mes pensées, où je cherche l’Amérique inconnue de la vérité, rien d’autre. Un atterrissage forcé – un choc amorti, sans danger : se blottir, se fondre dans la terre ferme de l’esprit du temps.

Alors je n’aurais plus besoin ni d’instrument, ni d’expérience, ni d’instinct.

C’est un atterrissage forcé de la sorte que me recommande un des échos : un courrier que j’ai reçu en rapport avec mon article à propos de l’affaire Dreyfus. Un lecteur sérieux, cultivé, polémique avec moi patiemment et intelligemment dans sa lettre. D’après lui je n’ai pas raison d’affirmer que l’idée "d’âme collective" est la fabrication d’une tête écervelée, une thèse forcée, une métaphore mal interprétée. Il affirme que "L’âme collective" existe bel et bien et a toujours existé, depuis le début des temps, mais pas à la manière des communistes, à celle que ressentent les nationalistes et les protecteurs de la race : c’est une manifestation de la volonté et du programme vital d’une nation ou d’une race supérieure, inconcevable au sens individuel.

Si je cite cette lettre, ce n’est pas parce que je voudrais poursuivre le débat dont la source est une incompréhension et une confusion des concepts. Je la cite à cause d’un argument, qui est soulevé vers la fin de la lettre – un argument avec lequel mon adversaire veut me convaincre, me démobiliser.

L’argument est à peu près ceci : « Au demeurant, vous pourrez constater que cette conception se répand dans le monde entier. »

 


 

Monsieur !

Vous voulez et vous comptez me persuader d’accepter ce point de vue sous prétexte que cela devient le mode de pensée de la majorité ?

Alors je comprends ce que vous entendez par "âme collective".

En tout cas, c’est une perception du monde digne d’attention. Dans cette perception-là, la raison humaine (comme, en le pressentant, je l’ai écrit) ne sert pas à chercher et à suivre la vérité. La vérité serait donnée depuis le commencement, elle se manifesterait dans l’opinion de la "majorité", et nous n’aurions pas d’autre chose à faire que de nous y joindre.

Cher Monsieur, moi aussi je respecte et reconnais humblement la Force multipliée qui justifie manifestement que mille hommes soulèvent mille fois plus de charge, ou la même charge en mille fois moins de temps, qu’un homme seul. Mais aussi longtemps que vous ne m’avez pas prouvé que mille hommes résolvent mille fois plus facilement ou mille fois plus vite une simple règle de trois qu’un homme seul, moi je me tiendrai à la conception ancienne, ridicule, rationaliste, que les vérités scientifiques et morales, voire religieuses et les lois reconnues possèdent la validité la plus générale, et qu’elles ne naissent pas dans "l’âme collective" imaginaire de la Race et de la Masse, mais dans chaque cerveau isolé, individuel.

Non, Monsieur, nous ne transigeons pas.

Je suis complètement satisfait de l’obstination et du "rationalisme" ridicule de ce gentleman qui, il y a quelques centaines d’années était d’avis que la Terre est une boule ronde, et en tournant elle avance, en un temps où la "majorité" était d’avis, sous l’influence inspirée du génie de la Race et de l’Âme universelle, que la Terre était une tartine de confiture joliment préparée, un bord collé au fourneau.

C’est à cet "avis particulier", germé dans un seul cerveau isolé, que vous devez votre existence dans ce monde.

Non, mon cher. La "majorité" et "l’âme collective" changeront encore souvent de conception et d’avis – moi je me sens très à l’aise chez moi, dans la prison osseuse d’un seul crâne, aussi longtemps que cette prison vole librement au-dessus du monde des brouillards et des tempêtes, le monde confus des rochers et des gouffres.

 

Et je préfère tomber si mon altimètre rend l’âme, mais je n’exécuterai pas d’atterrissage forcé.

Je ne crois pas en Dieu non plus : ou si j’y crois, ce n’est pas pour la raison que l’Humanité y croit depuis la nuit des temps – mais seulement parce que, "sentant un vide" entre mes pensées, je ne pourrais pas le combler par autre chose (selon les lois humaines de la logique) que par l’hypothèse de son existence ; il doit exister, parce qu’il est plus difficile de comprendre le monde sans lui, qu’avec lui – si ce n’est pas à travers lui.

 

Pesti Napló, 12 octobre 1930.

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[1] Westfront 1918, film allemand de Georg Wilhelm Pabst (1930.)