Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
INADÉQUATS
Non adéquat.
Non adéquat, mais qu’y faire,
le monde non plus n’a pas été bâti en un jour, a
fortiori les trucs humains, les rues, les villes les pays.
Cs choses là
n’ont pas été faites selon un plan
cohérent, mais plutôt sur le tas, comme les époques et les
occasions le permettaient.
Une si grande ville, telle qu’elle
fut amassée pendant des siècles – d’autant plus
qu’elle est ancienne – quand on marche dans ses rues, ne donne pas
l’impression d’être l’œuvre de pertinences et de
logique. Le mercanti brusquement enrichi est toujours un chevalier de la chance
des conjonctures, s’il se fait agencer un appartement, il exige un style
cohérent de son conseiller artistique. C’est ainsi que naissent
les appartements "purs rococo" ou "modernes", voire
"non sachlich"[1], où tu as l’impression de te
trouver dans des salles d’exposition d’histoire d’art
démonstratif.
Le souffle magique de la vraie culture
rare, ancienne, t’atteint là où des éléments
contradictoires font sentir que le maître a traversé de nombreuses
couches temporelles successives – il a vu de beaux jours et des jours
difficiles, il a été riche et pauvre, il a été
poursuivi par la contrainte acide, bercé par l’opulence
vertigineuse.
Madrid fut construite dans le croisement de
deux diagonales de l’Espagne quasiment quadrangulaire, au centre
géométrique du pays, selon le plan d’ingénieurs.
L’emplacement des rues de New York a été
dessiné avec un compas, et les villes jardin hollandaises ont surgi de
la terre sous la baguette des experts. Ton imagination te transporte pourtant
plutôt à Venise : on ne se libère pas de la magie de
cette ville surgie ex nihilo – alors que la richesse et la
pauvreté de quatre siècles, leur trésor amassé dans
le désordre, les chiffons oubliés de la misère exhalent
leur vapeur, tels un tas d’ordure fumant, dans l’eau miasmatique.
Ordre et plan artistique son vains, vains
sont les plans d’embellissement et d’ordonnancement des villes.
Pourtant, selon une loi mystérieuse,
dans ta ville natale tu aimes justement ce qui est déplacé, ce
que tu as caché aux yeux de l’étranger, ce qui est
"inadéquat" – ce détail à balayer,
provisoire, est un accessoire plus éternel de l’atmosphère
d’une ville, que les sites du guide touristique.
Dans le voisinage du cabaret, ici sur le
boulevard, cette entreprise de pompes funèbres semble
déplacée, le théâtre n’est pas convenable
à côté de l’Hôpital Rókus,
le fleuriste est incongru près de la maison des fromages. La Basilique
tourne le dos au Grand Boulevard et ces vieilles petites bâtisses sont
ridicules auprès du pont Erzsébet.
Mais nous en avons pris l’habitude,
et nous ne pourrions pas imaginer la ville autrement.
Non adéquat.
Ailleurs encore moins.
Pesti
Napló, 5 novembre 1930.