Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ACTUALITÉS
Je suis bon public. Et bon lecteur aussi. Je lis les
journaux chaque matin. Aussi les illustrés, même étrangers,
tout. J’aime aussi les livres de vulgarisation scientifique,
j’achète le Je sais tout[1] et le Wissenschaft[2], j’aime
être à jour, j’aime savoir ce qui se passe dans le monde,
connaître ce qui préoccupe les écrivains, les savants, les
politiciens, les inventeurs, les sportifs, les cambrioleurs, les tueurs
sadiques, les acteurs de cinéma.
Tout ce qui
est nouveauté, progrès dans les techniques de communication et de
diffusion a été inventé pour moi, je gobe tout et je
m’enthousiasme pour tout.
Je crois ce
que disent les réclames, et si on dit sur une affiche vous devez
aller voir, moi j’y vais et je regarde.
Le journal
vivant, les actualités cinématographiques, je les adorais
déjà au temps du muet, alors maintenant, avec tous ces bruits,
vrombissements et cocoricos… Je n’arriverais pour rien au monde en
retard à une séance de cinéma, j’entre le premier
dans la salle, pour ne pas rater les Actualités.
Je devais
préciser tout cela à l’avance de peur que vous ne me
considériez comme partial envers ce genre si je déclare
modestement que cette semaine quelque chose m’a beaucoup déplu.
Quelque chose
qui cherchait pourtant à me plaire.
Quelque chose
qui avait été concocté par le zèle excessif de
servir le public à tout prix, dans l’hypothèse que pour le
public rien n’est trop cher.
Il
s’agit du compte rendu cinématographique de la catastrophe
minière d’Aix la Chapelle.[3]
Actualités :
on voit l’entrée de la galerie effondrée, des ruines
fumantes, on entend la voix éraillée des sauveteurs
affairés. Puis deux cents cercueils et le prêtre en train de les
bénir.
Jusque-là
rien de choquant, une catastrophe s’est produite, c’est triste,
mais si c’est arrivé, le public a le droit de voir des
détails – c’est le service moderne de l’information.
Mais vient
ensuite une courte scène, une sorte "d’épisode",
inventé manifestement sur place par le génie du
réalisateur allemand : il a dû être très fier de
son idée.
Nous voyons et
entendons trois rescapés. Ils parlent de l’accident, comme la
détonation a été horrible, et tous ces camarades morts.
L’un a même perdu son beau-frère. Der Schwager – dit le mineur,
il cache son visage, ils s’étreignent, baignés de larmes.
C’est
très authentique.
Hélas !
Car
derrière cette "authenticité", vu qu’il ne
s’agit pas d’un roman mais d’une réalité
sanglante, le spectateur ressent quelque chose de honteux, artificiel, sale,
qui le met mal à l’aise, le spectateur a aussi une imagination
(Monsieur le réalisateur l’a un peu oublié), et il
entrevoit très bien que cette scène ne pouvait pas être
filmée "par hasard", une lourde machinerie de lumières
et de sons devait être installée en face des trois mineurs, qui,
eux, ne pouvaient non plus se trouver là par hasard.
Ils y ont
été placés, ils ont dû "jouer" la
réalité : ils ont dû dire en quelques mots, "sur
le ton simple mais brut des mineurs", l’Horreur et l’Enfer,
suivre les instructions du réalisateur pour se blottir les uns contre
les autres à l’évocation du Schwager, et alors on leur a
crié : terminé !
Ce zèle
pour fournir des informations a outrepassé son objectif.
Ce n’est
pas cela que je veux apprendre, à quoi j’aspire, j’y
renonce, je ne veux pas voir ce genre de direct.
Il ne me
plaît pas.
Et je peux
assurer le brave journaliste, le réalisateur, que le public n’a
pas apprécié non plus. Il ignore pourquoi, mais il n’a pas
aimé.
Comment disait
déjà Goethe ?
„Man merkt den Absicht, und wird
verstimmt.“[4]
Az Est, 9 novembre 1930.