Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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HAMLET, PRINCE DU DANEMARK

J’ignore si l’auteur qui dans le temps, à Londres, a présenté sa pièce intitulée Hamlet, a reçu des critiques, mais si oui elles devaient être partiales et fausses. Cette pièce, même par rapport aux autres Shakespeare, est si étonnamment intéressante, complexe, multiple, et surtout de conception si originale, une pièce si fantastiquement unique dans la littérature dramatique, que la critique a dû évoluer et mûrir pendant trois cents ans, puiser des forces dans les sciences sœurs, avant d’atteindre le niveau où elle pouvait au moins percevoir les intentions du poète dans les grandes lignes. Depuis l’école critique de Lessing[1] nous savons en tout cas à propos de Hamlet qu’il ne s’agit pas d’une version efficace d’un roman de vendetta comme c’était courant au moyen-âge. Au-delà de l’intrigue, celui qui l’a écrite voulait manifestement et incontestablement y régler quelque chose d’autre également : il a essayé de communiquer symboliquement à son auditeur le résultat final des plaisirs et des souffrances, des expériences et des méditations, de la philosophie (si je souligne cela, c’est parce que de nos jours il est redevenu à la mode de mettre en avant, dans Shakespeare, le poète, le génie inné, le géant instinctif, le païen dionysiaque, au détriment du penseur profondément conscient et typiquement moralisateur).

 Reste la question : les essais modernes autour de Hamlet ont-ils correctement englobé dans une thèse ce résultat final, ont-ils enfin perçu ce que Shakespeare voulait nous dire ?

 

Jeudi après-midi j’ai vu Hamlet représenté par des acteurs anglais moyens. C’était utile, car le personnage de Hamlet, rôle glorieux s’il en est (et même les autres rôles) étant l’aimant et l’ambition des meilleurs acteurs et des metteurs en scène les plus éminents, nous avons pris l’habitude au cours des dernières décennies de ne nous concentrer que sur la performance : nous ne parlions plus du Hamlet de Shakespeare, mais de celui de Irving, de Egressy, de Beregi, de Somlay, de Ódry, de Reinhardt ou de Hevesi[2], comme si notre opinion sur la pièce avait mûri et s’était définitivement formée.

Or, je constate avec surprise qu’il n’en est rien.

Cette fois qu’il n’était plus tellement important de me concentrer sur le jeu des acteurs, j’ai eu le temps d’accompagner le drame lui-même, la production de l’écrivain et auteur dramatique de toute mon attention, comme si mes yeux et mes oreilles, voyaient et entendaient le texte pour la première fois. Je m’y suis senti comme à une première dont je devrais écrire un compte rendu détaillé pour le lendemain à l’intention de ceux qui n’avaient jamais entendu le nom de ce nouvel auteur.

Je vous assure que grande a été ma surprise. Après les multiples Hamlet de la critique, j’ai découvert un Hamlet totalement inconnu.

 

Je ne veux pas m’étendre sur la production de l’auteur dramatique qui, indépendamment de celle de l’écrivain et du poète, est déjà exceptionnelle et géniale. Cette vieille pièce se distingue des pièces modernes non en ce qu’elle est plus sérieuse et plus fidèle au genre dramatique, mais en ce que les pièces modernes voudraient justement se distinguer : c’est elle qui est plus osée et plus inhabituelle. C’est peut-être seulement dans les romans modernes et les nouvelles fantastiques que des auteurs hardis et talentueux se sont attaqués à une harmonie de la réalité entière et de l’imagination incarnée au point que, comme  ici, devant nos yeux, ils lui procurent le crédit illimité et total de la scène.

Pour ceux qui marchent avec moi et veulent bien déposer les lunettes de l’histoire de la littérature, je relate à l’œil nu ce qui se passe dans cette pièce.

La cour royale du Danemark coule une vie presque idyllique. Il est vrai qu’on n’a que récemment enterré le roi précédent, mais l’atmosphère pesante du deuil est déjà dépassée et la reine a épousé Claudius, le frère de feu son mari. Le principal souci du nouveau couple est d’assurer un milieu convenable au fils du feu roi, Hamlet, l’héritier du trône, pour que le jour venu il puisse devenir un brave et bon roi du pays. Ce jeune homme, moderne rejeton royal, prince de Galles ou quelque chose de semblable, vient justement d’achever ses études universitaires à Elseneur, il est de retour à la cour où l’attendent ses bons amis, ainsi que le souvenir d’un amour tendre et noble en la personne de Mademoiselle Ophélie, fille charmante et délicate du vieux chambellan bavard. Le prince est un jeune homme doué, spirituel, cultivé, éclairé, enthousiaste ; pas vraiment un esprit militaire comme la famille des Napoléon, plutôt une sorte d’humaniste comme ceux qui existaient ou auraient aimé exister à la fin du dix-huitième ou au milieu du dix-neuvième siècle ; s’il monte sur le trône, il sera peut-être un Joseph II Habsbourg en un peu plus doué. Pour le moment il est très jeune, avec toutes les brillantes vertus et tous les défauts pardonnables de sa jeunesse : il aime le beau et le bon, il croit en l’égalité des hommes, en la justice ; à part cela, il est un peu sceptique, adepte d’une autodérision paradoxale, amateur enthousiaste des arts, il tient l’amitié en haute estime. Il est aussi légèrement maniéré et semble porter le "fardeau de la douleur du monde", mais chez lui c’est sans doute lié à l’influence de la poésie, et seulement jusqu’à la limite de la poésie, pas aussi exagérément que son petit-fils tardif Werther. Bref, il n’a rien de maladif ou d’anormal, il est seulement sensible comme tout esprit élevé ; ou avec les mots d’aujourd’hui, il n’est pas névrotique, seulement un peu mélancolique, et vu qu’il a une bonne santé (c’est un excellent escrimeur et il aime les sports), pour toute âme sensible c’est un être globalement attachant, et il pourrait sans doute aller très loin : il sera un roi que, puisque cette institution existe, tout pays éclairé et progressiste peut se souhaiter. Le milieu où il vient de se retrouver, tout au moins pour le spectateur, servira de cadre tout à fait adéquat et convenable pour son épanouissement. Il est vrai que Hamlet, dont le cœur est, et c’est bien compréhensible, encore profondément attristé par la mort de son père, trouve la vie de cour un peu trop bruyante et trop cérémonieuse, mais n’oublions pas qu’il est de retour de la vie bohème des "allègres copains étudiants". Hamlet est un homme fondamentalement sain,  et sa mauvaise humeur finira par passer, d’autant que son beau-père se montre à son égard bienveillant et compréhensif – il le traite avec tendresse, tente de le consoler, voit en lui le futur roi. D’une façon générale c’est un esprit libéral et progressiste qui s’imprègne de la vie de cette cour – la politesse n’y a rien d’obséquieux, elle reflète une sage intelligence, autrement le bavardage creux de Polonius ne ferait pas un réel contraste. Claudius semble vraiment être quelqu’un d’intelligent et de bienveillant, ne manquant pas de modestie, qui sait estimer le talent et les qualités naturelles. Son épouse et lui observent avec un souci aimant leur prince capricieux et chagrin, et ils ne refusent nullement de respecter les lois du bonheur ; non seulement ils n’entravent pas, mais en secret ils encouragent la mésalliance vers laquelle son amour pudique et passionné pour la rêveuse Ophélie emporte Hamlet un peu irréfléchi. J’ai parlé d’un esprit libéral, mais je pourrais aller encore plus loin. Il y a quelque chose d’un honneur presque bourgeois qui flotte ici dans l’air : la calme joie de vivre du bourgeois apaisé, pacifique, sa confiance dans l’avenir, la préparation des progrès dans la pépinière du bien-être et de la bonne volonté, avec tout juste les prémisses (en la personne de Hamlet) de cette révolution intellectuelle à venir, dont rêve peut-être ce jeune homme de bonne famille et justement pour cela s’enthousiasmant pour les pauvres et pour les bons, dans ses moments où il prétend faire le bonheur de l’humanité par une révolution qui entend détruire tout au plus ce qu’elle compte reconstruire meilleur et plus parfait.

Les choses en sont là quand il se passe quelque chose d’étrange, d’incompréhensible, et, n’ayons pas peur du mot, disons-le clairement : de scandaleux.

Hamlet apprend que son père n’est pas mort de mort naturelle. Il a été tué par son oncle Claudius, et, qui plus est, apparemment avec l’approbation de la reine qui n’aurait pas aimé son mari.

Mais l’important et l’étrange n’est pas le crime en soi, on en a déjà vu de semblables.

Ce qui est important et étrange, c’est que ce n’est ni une lettre anonyme, ni des commérages familiaux, ni un bon ami enquêteur, ni un sujet indigné et pas même le sentiment de justice de sa propre âme "de prophète" qui renseigne Hamlet sur ce crime.

Et ce n’est pas non plus le criminel qui se trahit, en voulant expier son crime, comme les précurseurs de la psychanalyse moderne (cf. Raskolnikov) l’imaginent obligatoire.

Ce n’est ni le criminel ni le crime qui "crient vers le ciel" pour punir la faute.

C’est la victime qui se manifeste et qui exige réparation.

Le fantôme du père apparaît en heaume et en armure, tel un héros guerrier, et il rend compte clairement et nettement, dans un pathos aussi considérable que grand était le crime qui l’a frappé, non seulement de ce qu’on lui a fait, mais aussi de la raison pour laquelle il veut d’urgence s’entretenir avec son fils. Au demeurant, il ne s’enquiert outre mesure ni de son état de santé, ni de ses projets. Ça ne l’intéresse pas, parce qu’il assigne un unique but à la vie de son fils, et il veut justement l’inviter à y faire face : Hamlet doit sans retard venger le forfait qui lui a été infligé, il doit tuer Claudius à tout prix, car sinon le mort ne pourra pas être apaisé et ne le laissera pas s’apaiser non plus. À partir de ce moment Hamlet ne pourra donc plus consacrer sa vie à autre chose – d’une façon ou d’une autre il devra périr.

Ce qui se passe ensuite, le drame lui-même court à toute allure vers la catastrophe, malgré ses monologues et son intermezzo, vers l’écroulement total. Hamlet (ça le caractérise) se procure d’abord la certitude que le fantôme a dit vrai, puis, après de fortes oppositions et luttes intérieures, il détruit d’abord l’innocent Polonius, puis, indirectement, Ophélie – et seulement après s’être battu en duel avec l’innocent Laërte et la mort de ce dernier, lui aussi s’écroule blessé à mort : bref, quand il n’a plus rien à perdre, quand il ne devrait plus de réponse au fantôme de n’avoir pas obéi à son ordre, c’est quasi inutilement et accessoirement, à la dernière seconde, qu’il porte tout de même un coup mortel à Claudius aussi, qui entre-temps, pour se défendre, tentait également de le tuer.

Et quand la reine aussi a bu le poison, toute la société, toute la génération, toute l’époque, tout l’avenir gît dans le sang irrémédiablement et sans espoir – et, au-dessus du silence de la vie devenue muette, c’est avec puissance et gloire que porte son regard l’unique immortel, la seule puissance que l’on ne peut plus détruire, l’Esprit Vengeur, l’incarnation de la mort.

 

Pesti Napló, 14 décembre 1930.

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[1] Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781). Écrivain, critique et dramaturge allemand.

[2] Henry Itving(1838-1905). Comédien anglais ; Gor Egressy Beregi (1808-1856), Artúr Somlay (1883-1951), Árpád Ódry (1891937). Comédiens hongrois, Max Reinhardt (1873-1943). Metteur en scène autrichien, Sándor Hevesi (1876-1939). Metteur en scène hongrois.