Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DIVORCE
Ce n’est
qu’une modeste proposition. Pour combler une lacune. Elle ne comblerait
pas une grande lacune, je ne dis pas que ça réglerait tout, mais
si sur le mur lézardé de nos conventions chacun ménageait
ce genre de petites réparations, on pourrait encore longtemps
préserver la société bourgeoise.
Car par
exemple, n’est-ce pas, on rencontre Feri qu’on n’a pas vu
depuis un an. Alors que va-t-on lui dire, comment tu vas ? Oh là, là,
seigneur, à chacun ses soucis, et ainsi de suite, avant de prendre
à la fin poliment congé, au revoir Feri, mes hommages à
Madame.
Alors Feri se
renfrogne, gigote péniblement, marmonne dans sa barbe, son humeur tourne
à l’aigre, et tu n’as pas la moindre idée :
quelle mouche l’a piqué ? Et tu ne regagnes tes esprits que
deux jours plus tard quand tu apprends par hasard que cela fait six mois que Feri
et sa femme ont divorcé.
C’est
gênant, c’est gênant, mais que peut-on faire, comment
aurais-tu pu savoir que l’on ne doit plus d’hommages à
Madame, ou si l’on en doit, ce n’est plus Feri qui les transmettra,
et c’était vraiment un manque de tact de ta part de lui rappeler
toute cette histoire ratée qu’il a conclue dans le ciel mais
rompue en enfer, pour lui faire penser plus tard mais trop tard qu’il eut
mieux valu rester tout ce temps sur terre.
Comment
aurais-tu pu le savoir ?
Eh bien, ma
modeste proposition concerne justement cette question.
Quand on
naît, les chers parents envoient un faire-part aux connaissances et
annoncent dans les journaux qu’un enfant leur est né.
Quand on
meurt, des faire-part repartent, le cœur brisé, avec un encadrement
noir si imposant qu’on comprend à deux kilomètres de quoi
il s’agit.
Quand on se
marie, des faire-part sur deux pages annoncent, d’un côté
les parents du marié, de l’autre ceux de la mariée, afin de
se légitimer l’un l’autre, si un seul ne suffisait pas pour
croire que cet imbécile a épousé cette fille, ou que cette
malheureuse a épousé ce type.
Je
reçois le faire-part, je sais à quoi m’en tenir.
Ne serait-il
pas nécessaire, encore plus nécessaire et surtout plus convenable
de faire part également parmi tous ces tournants décisifs de la
vie, comme la naissance, le mariage et la mort, de faire part aussi de ce seul
événement que contrairement aux trois autres nous accomplissons
sur une base de réflexion et d’intelligence ?
Lors des
autres actes nous ne sommes pas en état conscient. Et pourtant nous nous
en vantons. Ce seul acte qui est un produit de la pure raison, sans la
contrainte assommante de forces fatales – nous en avons honte, nous le
taisons.
Au lieu de
me laisser apprendre ce qui s’est passé par des commérages
et des bruits de mauvais goût et imprécis, ou au prix de gaffes
inconfortables, ne serait-il pas plus humain et plus élégant
d’envoyer un imprimé sur un papier de qualité, pour
annoncer que Monsieur François Fayot et Madame Ferenc Fayot, née
Minaude Simiesque, ont le plaisir d’annoncer à leurs amis et
à ceux qui leur veulent du bien qu’à ce jour, d’un
commun accord ils ont rompu leur mariage souvent cause de nombreux scandales
publics, et ainsi désormais tous les deux comptent de nouveau sur la
sympathie et le soutien des honnêtes gens, s’il n’est pas
trop tard ?
Et par
là même ils invitent les destinataires à un banquet de
divorce modeste mais amical organisé à l’Hôtel Ritz.
Az Est, le 6 septembre 1931.