Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PETITS BILLETS

 

Voyage officiel

Thème "absurde"

Nous nous trouvons dans la situation agréable qu’enfin nous pouvons relater l’histoire détaillée, authentique et exhaustive de la pénurie de papier.

Nous avons feuilleté les documents afférents – ce ne fut pas un mince travail, mais le résultat en a valu la peine. En effet…

Il convient de constater avant tout que le gouvernement a toujours traité ce dossier consciencieusement et avec la plus grande attention.

Ceci est prouvé par le fait que dès le moment où la pénurie n’était encore que modérée, c’est-à-dire quand le problème n’était encore qu’embryonnaire, il n’a pas pris la question à la légère, il a pris le taureau par les cornes et invité les cercles compétents à donner leur avis sur la situation.

Les cercles compétents ont rédigé un rapport détaillé, chiffrant l’extension et l’importance de la pénurie de papier.

Ils ont sans tarder remis ledit document à la Sous-Commission de la Division Ministérielle du Contrôle du Papier, d’où, muni des cachets et des timbres adéquats, le rapport a été transmis à la Délégation Première de l’Autorité Moyennant les Timbres Fiscaux du Centre d’Élaboration des Fibres, laquelle institution a pourvu le dossier d’un label "urgent" afin d’alerter l’Inspection des Écorces de la Sur-Sous-Commission pour qu’elle le joigne sans délai au courrier en partance vers le Centre de Disques de Liquidation des Émouchets.

C’est là qu’est survenu ce petit malentendu qui a ensuite retardé quelque peu la marche ultérieure des événements.

À l’enregistrement de la dernière autorité on a retapé le courrier en bonne et due forme. Nous avons en effet tenu le document en main et nous avons constaté que l’institution n’est pas fautive : c’est la dactylo qui a commis une erreur en tapant à un endroit tapier à la place de papier, et c’est ce terme qui a été porté sur la chemise du dossier.

Il est important que cette erreur soit signalée dès le départ car c’est ainsi qu’on peut comprendre que de l’institut le dossier a été directement porté à la Direction Rive Gauche du Muséum d’histoire Naturelle (le mot inconnu tapier ayant été interprété comme tapir), d’où on l’a aussitôt redirigé au rapporteur de la Direction Ministérielle du Contrôle de la Direction du Jardin Zoologique.

Dès lors la démarche devint des plus simple. Il n’a pas fallu deux mois et déjà la Direction du Jardin Zoologique a reçu une lettre officielle l’invitant à rendre compte en urgence dans cette affaire au ministère, car le gouvernement s’intéressait vivement au dossier.

Dans les documents portant des dates postérieures de deux nouveaux mois à compter de la date du document précédent nous n’avons rien trouvé de particulier : c’est seulement le premier du mois en cours que le dossier a été repris en main. Le préposé du service compétent a respectueusement retourné le paquet au ministère, avec l’observation que « comme il apparaît dans l’annexe 42392/b, la Direction du jardin Zoologique est d’avis qu’il est vrai qu’une certaine pénurie se présente en tapirs, étant donné que les deux petits tapirs tachés nés il y a deux ans ont crevé, mais cette pénurie n’est toutefois pas susceptible de causer des troubles majeurs au fonctionnement de l’institution.

C’est muni de cette observation que le dossier est revenu à son point de départ où après une enquête approfondie on a déniché la source de l’erreur et on a donc transmis une nouvelle requête au gouvernement. Mais malheureusement à ce moment-là on ne pouvait plus remédier au problème car la pénurie de papier avait pris des dimensions telles qu’il ne restait plus de papier pour rédiger le courrier d’accompagnement. Toutes les réserves avaient été dépensées pour le dossier afférent à la pénurie de tapirs.

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Croqueuse de noix

Thème "psychologie"

Ce cher grand peintre, Rippl-Rónai, aimait donner des titres de ce genre à ses tableaux, selon la mode de son temps.

Croqueuse de noix.

Elle se trouve assise devant moi, sur un banc du Bois.

De loin, pendant que je m’approche d’elle, je crois d’abord qu’elle crochète ou tricote.

Ses gestes mécaniques uniformes, les mouvements agiles de ses doigts, évoquent l’habileté éternelle, instinctive, quasi animale de la production des mailles : c’est l’araignée qui tisse ainsi sa toile, le ver à soie qui bascule ainsi sa petite tête blanche, de droite à gauche, pour confectionner son cocon. Les doigts remuent vite, assidûment, tels les premiers modèles des complexes et magnifiques machines à tisser. Quand, à intervalles réguliers, elle porte deux doigts à sa bouche, je crois qu’elle coupe le fil ou qu’elle humecte le bout de la laine.

Je découvre qu’elle mange des noix.

Elle lève de son giron les uns après les autres les gros fruits rugueux. Elle les fait craquer entre les paumes de ses mains, chaque fois avec le même geste, puis vite, avec habileté, elle les démonte et les éviscère : les cerneaux dorés résistent, s’obstinent à s’accrocher avec leurs sillons multiples, au labyrinthe tortueux de la paroi intérieure de la coquille. Mais ensuite ils cèdent, la croûte se fend et les deux demi-noix se blottissent ensemble pour rester entiers – elle ne les sépare même pas, elle retire simplement la membrane du milieu.

Elle la regarde, la retourne, l’enfonce dans son petit bec rouge, et pendant que ses petites dents broient les savoureux cerneaux huileux, les doigts et les paumes s’activent déjà sur la noix suivante : l’usine ne connaît pas de pause.

Pendant que je passe devant elle, je me rends compte brusquement à quoi ressemblent les cerneaux épluchés – une ressemblance m’avait à plusieurs reprises traversé l’esprit, mais je ne savais pas avec quoi.

Ça y est !

Y avez-vous déjà pensé ?

Un cerneau de noix sorti entier de sa coquille, ne ressemble-t-il pas à un cerveau humain sorti en entier du crâne ?

Tel qu’on le voit dans les livres médicaux ou les atlas anatomiques.

La même forme, avec deux hémisphères, les plissements et les circonvolutions, même les couleurs se ressemblent.

Le cerveau humain.

Avec les sillons des soucis et des pensées.

Le cerveau d’un homme.

Il vient d’ailleurs de disparaître derrière la petite langue d’écureuil.

 

Pesti Napló, le 29 octobre 1931.

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