Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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PETITS BILLETS
Voyage
officiel
Nous nous trouvons
dans la situation agréable qu’enfin nous pouvons relater
l’histoire détaillée, authentique et exhaustive de la
pénurie de papier.
Nous avons feuilleté les documents
afférents – ce ne fut pas un mince travail, mais le
résultat en a valu la peine. En effet…
Il convient de constater avant tout que le
gouvernement a toujours traité ce dossier consciencieusement et avec la
plus grande attention.
Ceci est prouvé par le fait que
dès le moment où la pénurie n’était encore
que modérée, c’est-à-dire quand le problème
n’était encore qu’embryonnaire, il n’a pas pris la
question à la légère, il a pris le taureau par les cornes
et invité les cercles compétents à donner leur avis sur la
situation.
Les cercles compétents ont
rédigé un rapport détaillé, chiffrant
l’extension et l’importance de la pénurie de papier.
Ils ont sans tarder remis ledit document
à
C’est là qu’est survenu
ce petit malentendu qui a ensuite retardé quelque peu la marche
ultérieure des événements.
À l’enregistrement de la
dernière autorité on a retapé le courrier en bonne et due
forme. Nous avons en effet tenu le document en main et nous avons
constaté que l’institution n’est pas fautive : c’est
la dactylo qui a commis une erreur en tapant à un endroit tapier à la place de papier, et c’est ce terme
qui a été porté sur la chemise du dossier.
Il est important que cette erreur soit
signalée dès le départ car c’est ainsi qu’on
peut comprendre que de l’institut le dossier a été
directement porté à
Dès lors la démarche devint
des plus simple. Il n’a pas fallu deux mois et déjà
Dans les documents portant des dates
postérieures de deux nouveaux mois à compter de la date du
document précédent nous n’avons rien trouvé de
particulier : c’est seulement le premier du mois en cours que le
dossier a été repris en main. Le préposé du service
compétent a respectueusement retourné le paquet au
ministère, avec l’observation que « comme il
apparaît dans l’annexe 42392/b,
C’est muni de cette observation que le
dossier est revenu à son point de départ où après
une enquête approfondie on a déniché la source de
l’erreur et on a donc transmis une nouvelle requête au
gouvernement. Mais malheureusement à ce moment-là on ne pouvait
plus remédier au problème car la pénurie de papier avait
pris des dimensions telles qu’il ne restait plus de papier pour
rédiger le courrier d’accompagnement. Toutes les réserves
avaient été dépensées pour le dossier
afférent à la pénurie de tapirs.
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Croqueuse
de noix
Ce cher grand peintre, Rippl-Rónai,
aimait donner des titres de ce genre à ses tableaux, selon la mode de
son temps.
Croqueuse de noix.
Elle se trouve assise devant moi, sur un
banc du Bois.
De loin, pendant que je m’approche
d’elle, je crois d’abord qu’elle crochète ou tricote.
Ses gestes mécaniques uniformes, les
mouvements agiles de ses doigts, évoquent l’habileté
éternelle, instinctive, quasi animale de la production des
mailles : c’est l’araignée qui tisse ainsi sa toile, le
ver à soie qui bascule ainsi sa petite tête blanche, de droite
à gauche, pour confectionner son cocon. Les doigts remuent vite,
assidûment, tels les premiers modèles des complexes et magnifiques
machines à tisser. Quand, à intervalles réguliers, elle
porte deux doigts à sa bouche, je crois qu’elle coupe le fil ou
qu’elle humecte le bout de la laine.
Je découvre qu’elle mange des
noix.
Elle lève de son giron les uns
après les autres les gros fruits rugueux. Elle les fait craquer entre
les paumes de ses mains, chaque fois avec le même geste, puis vite, avec
habileté, elle les démonte et les éviscère :
les cerneaux dorés résistent, s’obstinent à
s’accrocher avec leurs sillons multiples, au labyrinthe tortueux de la
paroi intérieure de la coquille. Mais ensuite ils cèdent, la
croûte se fend et les deux demi-noix se blottissent ensemble pour rester entiers
– elle ne les sépare même pas, elle retire simplement la
membrane du milieu.
Elle la regarde, la retourne,
l’enfonce dans son petit bec rouge, et pendant que ses petites dents
broient les savoureux cerneaux huileux, les doigts et les paumes s’activent
déjà sur la noix suivante : l’usine ne connaît
pas de pause.
Pendant que je passe devant elle, je me
rends compte brusquement à quoi
ressemblent les cerneaux épluchés – une ressemblance
m’avait à plusieurs reprises traversé l’esprit, mais
je ne savais pas avec quoi.
Ça y est !
Y avez-vous déjà
pensé ?
Un cerneau de noix sorti entier de sa
coquille, ne ressemble-t-il pas à un cerveau humain sorti en entier du
crâne ?
Tel qu’on le voit dans les livres
médicaux ou les atlas anatomiques.
La même forme, avec deux
hémisphères, les plissements et les circonvolutions, même
les couleurs se ressemblent.
Le cerveau humain.
Avec les sillons des soucis et des
pensées.
Le cerveau d’un homme.
Il vient d’ailleurs de
disparaître derrière la petite langue d’écureuil.
Pesti Napló, le 29 octobre 1931.