Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

À UN MONSIEUR QUI SE SUICIDERA AUJOURD’HUI

Lettre

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Oui, oui, mon cher ami – c’est à toi que je parle, à toi, ne le vois-tu pas ? Ne regarde pas à droite ou à gauche, étonné, comme si tu croyais impossible que quelqu’un sache déjà – je parle à toi, pas  au monsieur d’à côté au café ou au club, ou je ne sais où tu es assis en ce moment. C’est à toi que parle, c’est dans tes yeux qu’il regarde, c’est vers toi qu’il se tourne, sans saluer et sans dire son nom, ce citoyen malpoli, qui t’est inconnu, dont tu sais tout au plus qu’il scribouille des livres et le dimanche il a coutume d’écrire une page pleine dans ce journal. C’est à toi qu’il parle, rien qu’à toi, à personne d’autre, c’est à toi qu’il s’adresse si insolemment qu’il tapote ton épaule avec ce tutoiement, mais tu vas comprendre qu’il peut se permettre ce ton direct parce qu’il veut te parler de la chose dont nous deux seuls sommes au courant, pire, que  tu croyais être seul à savoir. Oui, cet objet-là, tu as bien entendu, ne pâlis pas – le revolver que tu as là dans ta poche, et avec lequel d’ici une heure, mais au plus tard ce soir tu t’enverras une balle dans la tête, mon cher ami, car la chose est déjà réglée en toi, avec une aussi grande certitude qu’avait décidé autrefois, à ton âge de cellule ovarienne, ton instinct actif, que tu jouerais des coudes pour venir au monde et que tu vivrais. Alors, qu’en dis-tu ? Je le sais, pourtant tu n’en as parlé à personne, et tu ne t’es jamais trahi, tu en es sûr. Ils sont bizarres ces écrivains, hein ? Tu t’es déjà aperçu qu’après un suicide accompli, ils se laissent aller à épiloguer, à jouer avec les mots à propos de la faiblesse humaine et des crimes de la société – ils pratiquent ça depuis des milliers d’années sans que leurs ruminations changent grand-chose. Voilà que se trouve enfin parmi eux un télépathe authentique, qui prévoit ce que tu comptes faire, tu n’avais pas envisagé ça, hein ? Si tu l’avais envisagé, tu respecterais peut-être davantage ces parasites inutiles.

Mais, si le regard plein d’admiration que tu jettes sur moi me flatte, je dois quand même te décevoir. Ce n’est cette fois ni le poète, ni le voyeur, ni le prophète qui s’adresse à toi en ce moment, mais simplement un de tes congénères moyennement cultivé, un peu instruit, appliquant les orientations scientifiques de son temps. Ne méprise pas la science, d’après Oswald[1], seule la science est capable d’anticiper selon le hasard, le poète et le prophète ne font tout au plus que se préoccuper et s’angoisser. En particulier cette science ou plutôt cette récente méthode, si sympathique dans sa prudence et sa conscience puritaine, qui a bien voulu renoncer dans ses prévisions à l’utilisation de la méthode confortable mais insuffisamment solide des causes et des effets, pour ne tenir compte que de la formule mathématique, exempte de tout préjugé et de toute superstition.

Cette formule démontre ces temps-ci que si l’on ouvre le journal le matin, on y trouve à coup sûr au moins un suicide de la veille semblable au tien dans son origine et ses circonstances, comme sera le tien ce soir, ou comme celui de n’importe lequel d’entre nous pourrait être si nous vivions dans des conditions physiques et psychiques semblables aux tiennes. Il est donc évident,  même si aucune donnée ne le prouve, qu’il y en aura aussi un dans le journal de demain – cette prévision ne découle pas de la connaissance des tenants et aboutissants de causes et de contraintes ni de processus prédéterminés, elle découle d’une science paraissant plus instable et pourtant plus fiable qui s’appelle : Calcul des Probabilité et Loi des Grands Nombres. (Au demeurant, les sciences naturelles se basent également dessus.) C’est cette science qui me permet de confirmer, sans données ni informations, pourtant sans télépathie ni divination avec une quasi-certitude, qu’à l’instant où j’écris, quelque part naît un enfant, quelque part on tue un homme, quelque part on pleure, quelque part on rit, quelque part on gagne ou on perd, quelque part on fait la noce, et quelque part un revolver chargé croupit dans la poche de l’homme dont je lirai demain dans le journal la banalité dans la confusion de notions et d’images plus terrible que le suicide : il a "commis son acte fatal" sous l’emprise de "la tragédie bouleversante de sa vie".

C’est comme cela que je suis au courant de tes affaires, cher ami, moi que tu n’as pas prévu, parce que je ne suis qu’un homme, et tu es celui que j’ai trouvé, moi, parce que toi par contre tu es l’un des deux cent mille à qui ma lettre qui t’est adressée peut tomber entre les mains. En effet la statistique établit qu’au moins une de ces deux cent mille personnes se suicidera sûrement aujourd’hui à Budapest.

 

Et maintenant, après que j’ai ainsi révélé les circonstances de notre rencontre et de notre connaissance, parlons intelligemment.

Ah non, il n’en est pas question, ne sois pas inquiet. Je ne vais pas te prêcher des impératifs moraux, ce n’est pas mon affaire, je ne suis pas Monsieur Dissuasion de la police qui, à mon sens aurait cette vocation. Si je considère les circonstances, après tout, tu as parfaitement raison. Au sens des conventions sociales en cours, ton suicide, est pour ainsi dire, argumenté : après l’élaboration complète des attendus de l’accusation et de la défense, la sentence de mort que tu as prononcée sur toi est devenue exécutoire, comme si elle avait été formulée par la société elle-même. Tu as des dettes que tu es incapable de rembourser, tu as une famille que tu peux sauver de la misère au prix de ta vie, ou plutôt au prix de ta mort (surtout si tu as contracté une assurance vie), tu n’as aucune issue pour échapper au malheur, or un citoyen éclairé du vingtième siècle n’escompte pas un miracle. Tu as donc le sentiment que tu peux légitimement qualifier de tartuffe et de menteur, d’hypocrite minaudier celui qui dans sa bonté égoïste essaye par ses bonnes paroles de te retenir de la mort, sachant que de toute façon il ne peut pas sauver ta vie. Pas plus tard que ce matin un de mes amis poète, jeune et enthousiaste âme très noble, m’a dit qu’il ne faut ni interdire ni mépriser le suicide dans la classe moyenne d’aujourd’hui, mais plutôt le propager : le suicide de masse serait la seule méthode démonstrative de l’ordre social pour attirer l’attention du monde sur sa situation effroyable.

Il a peut-être raison.

Et moi qui ne suis ni plus ni moins égoïste que toi, ce n’est pas de ton cas que je veux parler mais plutôt du mien, profitant de l’occasion que pour toi déjà tout est égal, tu as le temps, tu n’as plus d’affaire privée à régler d’urgence avant ce soir, tu as déjà tout réglé comme il faut une fois pour toutes – enfin un homme à qui je peux parler de moi !

Un homme à qui je peux me vanter : tu vois, camarade, tu vas te suicider et moi pas. Holà, doucement, ne me lance pas ce papier à la figure – je ne voulais pas me moquer de toi. J’ajoute vite que ce n’est pas de l’absence de circonstances menant au suicide que je veux me vanter – oh non. Si tu savais (je te l’avoue comme ça, pudiquement) que derrière les visages calmes et rayonnants de vie que tu as si jalousement et douloureusement regardés en face dans la rue en arrivant, il y avait un nombre considérable d’âmes humiliées, piétinées, désespérées comme la tienne, tu admettrais qu’on peut se vanter d’autre chose aussi que des "circonstances favorables" à propos desquelles "il faut toucher du bois".

Et ce n’est même pas avec l’élévation courageuse du martyre, sa sagesse, sa force et sa résistance, que ces gens (contrairement à toi) supportent encore les coups du sort.

Oh non.

C’est une chose moindre, bien plus petite, qui nous retient, nous autres.

Une chose si petite, si insignifiante, que sur le champ je ne saurais même pas la qualifier. Très insignifiante, mais multiple. Nous ne nous en rendons même pas compte. Autant de petites choses mais qui mises ensemble ne sont pas moins grandes que celle qui te conduit au suicide.

Des petites choses changeantes. Je ne saurais pas toujours les nommer. À titre d’exemple, pour moi et en ce moment, c’est peut-être cette lettre. Toi, tu vas te suicider parce que c’est décidé, mais moi je n’en ai pas le temps parce que je dois t’écrire cette lettre qui en ce moment m’intéresse plus que la mort, que je connaîtrai bien un jour avec ou sans suicide. En ce moment c’est cette lettre qui m’attache à la vie, qui me retient du suicide, mais dans une heure, je suppose, ce sera autre chose.

Autre chose qui (je le sais par expérience) Dieu merci m’intéressera plus que ma propre vie misérable, celle qui bien sûr ne vaut pas tripette mais qui jusqu’à mon dernier instant me permet de m’émerveiller du panorama riche, multiple, merveilleusement bariolé et changeant du monde, des effets ondulants de ce panorama qui se reflète dans mon âme, voire des millions d’opportunités tantôt exaltantes tantôt déprimantes découlant de ces effets – de m’émerveiller et de ne pas penser à mes soucis.

Dis-moi, entre nous – ne remarques-tu pas que ce n’est pas vraiment un désespoir total qui fait tourner vers ton cœur le revolver dans ta main, mais plutôt une colère proche de l’amour-propre bafoué ?

Tu n’en veux à personne en ce monde (tu vois, il ne t’est même pas venu à l’esprit d’assassiner tes ennemis qui t’ont mené là où tu es, pourtant maintenant tu pourrais le faire sans risque), seulement à toi-même, parce que "tu attendais davantage" de ta force, de ton talent, de ta vitalité.

Tu t’étais surestimé, et maintenant tu te venges de toi.

C’est ridicule !

Qui es-tu ? Un grand gaillard ? Tu ne veux toujours pas renoncer à te croire important ?

Lis la vie des hommes plus importants que toi – ils ont peut-être plus souffert que toi. Ils ne se sont pas imaginés pour autant arrivés au fond de la classe sociale, de la couche sociale, dans laquelle ils vivaient jusque-là, que maintenant c’est la dernière marche de la vie qui a glissé sous leurs pieds. Ils avaient le courage et la modestie de transcender la frontière de la couche directement inférieure – se retrouvant ainsi en haut de celle-ci, dans la farandole d’un nouveau monde, de nouveaux visages, de nouvelles possibilités.

 

Ta marâtre, la Société, t’a mis à la porte, en disant : « Débarrasse le plancher ! »

Et toi tu t’écroules devant la porte, comme si tu avais été maudit.

Était-ce une phrase si épouvantable ?

En échange de ta petite chambre chaude et confortable, elle t’a proposé le monde entier. « Débarrasse le plancher ! » - Pourquoi ne l’as-tu pas plutôt entendue ainsi : « le monde t’appartient » ?

 

Tu me comprends mal. Je ne veux pas te dissuader, Dieu m’en garde. Je t’ai dit dès le début qu’il s’agit de moi et non de toi.

Pour ma part, bien que je ne porte pas ma vie dans une si haute estime que toi qui veux la gommer toute entière car son nez ne te plaît pas – je suis quand même assez fier pour n’être pas ravi de figurer dans les données statistiques. Il est prouvé que quelqu’un devra se suicider aujourd’hui – mais il n’est dit nulle part que ce sera moi.

Je préfère que ce soit un autre. Toi si tu veux. Puisque plus rien ne t’intéresse.

Je me rends compte que ça ne me fait ni chaud ni froid. Je t’en veux, tu m’as vexé, tu fais bien de te tuer. Je répète pour la quatrième fois que je ne suis pas imbu de moi-même – mais j’ai quand même suffisamment d’amour-propre pour regarder de haut un homme qui est capable de déserter un monde auquel, parmi d’autres, j’appartiens.

Tu vois que j’ai plus d’estime pour toi que toi pour moi. Je ne quitte pas le plancher tant qu’il y a une seule personne qui m’intéresse suffisamment pour lui écrire une lettre, et dont j’attends impatiemment la réponse.

Et je ne vois pas pourquoi ce serait toi et pourquoi ce serait moi – si quelqu’un doit y passer, à cause des statistiques, ça devrait être un troisième qui n’a pas lu cette lettre.

Regarde ce qui vole là-bas – sors vite ton revolver, tirons sur cet oiseau !

 

Pesti Napló, le 15 février 1931.

 

LETTRE A UN MONSIEUR QUI EXISTE OU QUI N’EXISTE PAS

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18-à un monsieur l2her Jenő,

Il y a huit jours, quand je n’avais encore aucune idée de votre existence mais j’avais seulement calculé que vous deviez exister sur la base de l’exacte mathésis, à l’instar de Le Verrier pour la planète Uranus – dans mon article du dimanche je vous avais adressé ma lettre « à un monsieur qui se suicidera aujourd’hui » avec beaucoup plus de fermeté que la présente qui pourtant s’adresse à une personne réellement existante.

En effet, l’inconnu, un des cent mille, à qui s’adressait ma lettre ouverte, vivait très certainement encore quand je l’ai pris en flagrant délit de ses préparatifs – or cet inconnu d’aujourd’hui, justement parce que c’est une personne précise, ne peut être qualifié d’homme vivant qu’avec une certitude limitée.

Car le surlendemain j’ai reçu une réponse à mon article (je l’avais escompté) « d’un monsieur qui s’est suicidé aujourd’hui ». Votre lettre, cher Jenő était belle, enthousiaste, intelligente. Vous y avez écrit que ma volonté de vous dissuader vous a fait beaucoup de bien. Dans un tutoiement classique, comme moi aussi j’avais écrit à l’inconnu, vous m’avez dit : « tu voulais me sauver comme un enfant malade qui ne veut pas avaler la bonne soupe – mange-la vite, sinon c’est moi qui la mangerai… hm, elle est si bonne cette soupe, elle est trop bonne pour un enfant pas sage… Et pendant ce temps tu l’observes soucieusement… Tu voulais me retenir en vie traîtreusement, par-derrière… En vain… Mais cela fait du bien de savoir qu’il y aura quelqu’un qui ne se réjouira pas, même s’il ne m’a jamais vu, quand ma vie de vingt-sept ans aura pris une fin inachevée… »

Et ainsi de suite.

Cher Jenő, effectivement je ne me suis pas réjoui. Pas réjoui, parce que cela m’a fait mal qu’un homme talentueux abandonne ce monde sans talent ; vexé aussi dans ma vanité de n’avoir pas pu convaincre quelqu’un qui m’avait bien compris – alors comment pourrai-je convaincre ceux qui ne me comprennent pas ?

Alors aujourd’hui votre frère et votre oncle se sont présentés chez moi pour m’apprendre que le jour dit vous avez vraiment disparu et depuis lors vous n’avez pas donné de nouvelles. Une de vos lettres commencée mais déchirée qui m’était adressée les avait conduits chez moi, sans doute le premier jet de celle que j’ai reçue. Le même jour Magyarország a publié la nouvelle de votre disparition. Avec votre photo. Un visage intelligent et fin.

C’est à cette photo que je me réfère, comme seule donnée, dans les présentes lignes. Vos proches redoutent votre suicide. Je leur ai affirmé que vous ne vous êtes pas suicidé. Vous vous êtes seulement caché. Une fois de plus je n’ai qu’une théorie pour justifier cette hypothèse. La voici : celui qui a suffisamment de vigueur pour rédiger les causes et les arguments exigeant son suicide avec autant de perfection que celle que vous manifestez dans votre lettre, ne se suicide pas.

J’avais dit : celui qui se suicide, a surestimé la vie. Il en est désespérément amoureux, il ne la supporte pas, il la fuit. Vous, vous voyez très bien la vie telle qu’elle est – vous n’allez pas multiplier le nombre de ceux dont ce démon bon marché se pâme qu’ils sont morts pour elle parce qu’elle ne voulait pas les écouter.

Cher Jenő, ne me faites pas honte une nouvelle fois en réfutant mon raisonnement. Je ne mérite pas cela.

Faites tout pour que j’aie raison.

À mon avis vous êtes vivant.

Rendez-moi ce service et vivez.

Manifestez-vous.

Même si cette voix de place publique est douloureusement banale – pour le bien de celui qui est concerné, réagissez à l’appel : Jenő, rentre à la maison, tout est pardonné.

Et encore quelque chose, de plus banal encore, mais pour cette raison justement plus profond et plus vrai que tout raisonnement – (je le chuchote seulement) : Cher Jenő, vos parents se trouvent sur l’Adriatique et ils ne sont encore au courant de rien.

Il serait tout de même convenable que ce soit par vous qu’ils apprennent toute cette étrange affaire.

Votre ami fidèle,

Frigyes Karinthy.

 

Pesti Napló, le 24 février 1931.

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[1] Avery Oswald (1877-1955). Biologiste américain.