Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

Suite du recueil

Thème "science-fiction"

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VISION LOINTAINE

Bon. Comme vous voudrez.

Faites-le.

Pas d’objection. Il serait difficile de me prétendre ennemi du progrès.

Toute ma vie j’ai claironné le développement et le progrès. L’homme racheté par le miracle de la technique. L’homme qui n’admet d’obstacle ni dans le feu ni dans l’eau, ni au ciel ni en enfer. Et qui ne connaît pas de limites…

Par conséquent je serais ridicule de venir ici faire le soucieux, vaticiner comme un apôtre. Faites-le, si vous voulez.

Mais moi je m’en lave les mains.

Je ne souhaite pas participer à cette affaire, ne me demandez même pas mon avis. De toute façon, ce n’est pas moi qui l’ai inventée. De pareilles choses ne me seraient même pas venues à l’esprit.

L’avion, ça oui. Je regrette de ne pas être celui qui l’a inventé. L’avion élargit le monde, il élève, il emporte – à bord d’un avion, si je veux, je ne vois pas le fourmillement dans les flaques d’eau. L’avion est une chose noble.

Et la radio. Elle est belle aussi. La musique des sphères – écoutée éventuellement à bord d’un avion, en haute altitude, où le jazz se fond en une unique symphonie.

Mais cette machine à voir loin…

Non, non, merci bien.

Déjà les rayons X, c’était un peu trop pour moi. Évidemment c’est merveilleux qu’on voie l’intérieur de nos reins. Et qu’on voie le squelette. C’est aussi du progrès. Ou plutôt – réfléchissez. Est-ce vraiment un progrès ?

Imaginez ce qui se passerait si la Nature, notre créateur modeste et prudent, en avait assez un jour des efforts divins et géniaux de l’homme pour la surpasser, pour recréer son corps et ses organes en plus parfait ; si la nature disait un jour : d’accord, qu’il en soit comme tu le souhaites. Les deux yeux que je t’ai donnés ne t’ont pas suffi parce qu’ils te montraient le monde trop superficiellement. C’est entendu. Qu’il en soit selon ton désir. Pour une fois c’est moi qui apprendrai quelque chose de toi, puisque tu te crois plus intelligent que moi. J’ai une technique, moi aussi, elle s’appelle : sélection naturelle.

C’est ce que dirait la nature, et ni vu ni connu, nos fils viendraient au monde avec des yeux radioscopiques.

Imaginez cela, quelle horreur !

Des squelettes, des reins, des foies et des intestins courraient partout autour de nous – des viscères dépenaillés, des poumons palpitants baignés de sang. On ne verrait que cela. Il n’y aurait plus de visages, plus de vêtements. Nous verrions l’intérieur mais nous ne verrions pas l’extérieur. Nous verrions le cœur de la femme, nous aurions une vue dans son cerveau, elle ne nous tromperait pas, mais cela ne nous intéresserait plus puisque nous ne verrions ni sa peau ni ses cheveux. Nous verrions le rictus du crâne, mais nous ne verrions pas le sourire des lèvres.

Un cauchemar !

Un cauchemar, en effet – mais ne pensez-vous pas que la vision lointaine que vous êtes sur le point de réaliser – que cette nouvelle merveille risque de pousser le monde dans un autre extrême encore plus horrible ? Ne voir que l’intérieur, passe encore – mais voir tout !

Je vois tout et tout le monde sur la surface ronde de la Terre – une pensée enivrante, n’est-ce pas ?

Oui, mais la médaille a aussi un revers que vous semblez oublier !

Ce n’est pas seulement moi qui vois tout le monde, toujours.

Moi aussi, on me voit.

Je me cacherai avec ma petite amie derrière un buisson – je dirigerai vers elle ma main fureteuse ; à ce moment le mégaphone radio de cinq continents m’arroserait d’une rigolade tonitruante et mon amie se recroquevillerait effrayée, non sans jeter un regard dans son petit miroir omni-visionnaire : ciel, fais attention, ma maman vient de regarder par ici depuis le Kamtchatka où elle est partie hier en fusée.

Et alors je jette un regard circulaire triste avec mes yeux qui voient tout, à la recherche de quelque consolation, je hurle dans ma colère – tiens, là-bas à New York mon meilleur ami vient justement de rencontrer dans la rue mon ennemi le plus féroce, ils se serrent la main et discutent affablement sur mon compte !

L’œil qui voit tout – peut-être serait-il mieux de ne pas évoquer ce fantôme !

Homme, prend garde, regarde sous tes pieds – tu risques de trébucher !

Indiscrétion universelle – prends garde au danger de ce dernier pas !

Moi je m’en lave les mains. Mais seulement en secret, retiré dans ma salle de bains que je clos d’un mur de plomb qu’aucune lumière ne puisse traverser. Qui ça regarde, mes affaires de toilette ?

 

Friss Újság, supplément du dimanche, le 22 février 1931.