Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PETITES PAGES
Miettes
Le
matin je me suis réveillé avec l’idée qu’il
faudrait enfin faire quelque chose.
Non,
ça ne peut pas continuer comme ça.
Vivre,
au jour le jour, végéter comme une sorte d’animal
domestique de l’ordre social établi – quitter à la
fin le monde tel que je l’avais trouvé, plein de malheurs,
d’injustices, de crimes, de maladies : quel aura été
donc l’intérêt d’être né, d’avoir
été un être animé ?
Il
faut enfin commencer la lutte, la grande campagne purificatrice contre les
parasites, les tricheurs, les exploiteurs, les "bureaucrates
tatillons", les abus de la vie publique – qui aurait mieux que moi
vocation au grand œuvre de débarrasser les écuries
d’Augias des saletés et des souillures ?
J’étais
tout feu, tout flamme. J’ai décidé
d’entreprendre sur le champ le grand œuvre dont la tâche sera
de réfléchir aux résolutions à prendre.
Si
bien que je ne me suis pas levé aussitôt, mais je me suis fait
apporter un café afin d’élaborer pendant mon
petit-déjeuner le schéma prévisionnel des étapes
à franchir.
Avec
le café on m’a servi de la brioche, en fait le bout, je
l’aime parce qu’il est croustillant.
Le
café et la brioche m’ont fait du bien, ce que j’ai
légitimement attribué à la rafraîchissante
frénésie d’action, propre à faire pétiller le
corps et l’âme, sous le signe de laquelle j’ai
exceptionnellement consommé mon petit-déjeuner au lit ce matin.
J’ai depuis longtemps observé que l’envie d’agir et
l’appétit prennent leur source à la même matrice
originelle.
Après
mon petit-déjeuner j’ai pensé m’allonger encore un
moment sous l’édredon afin d’affiner le plan de mes
activités déjà bien élaborées dans mon
imagination, afférentes à la purification de la société,
quand j’ai eu la surprise désagréable de trouver mon lit
parsemé d’une quantité de miettes de brioche.
Je
me suis assis et, fâché, j’ai commencé à
balayer les miettes avec les paumes de mes deux mains. Je me suis même
accroupi un instant, puis je me suis retourné parce que j’ai senti
des miettes sous mon dos aussi.
Quand
enfin j’ai senti le drap plan et propre sous mes mains,
j’étais fourbu, j’ai dû me recoucher.
À
ce moment-là j’ai dû constater avec effarement que le lit
était toujours plein de miettes. Ça piquait ici, ça
pinçait là – que le diable les emporte, il y en avait plus
qu’avant. D’où diable venaient ces armées de miettes
dans mon lit – n’avais-je pas mangé toute ma brioche ?
Je
me suis remis à m’en débarrasser.
Une
demi-heure plus tard, après de multiples tentatives infructueuses,
j’ai déhoussé
l’édredon, ôté la taie d’oreiller, couru en
zigzag dans la chambre en secouant le drap comme un drapeau, puis j'ai refait
mon lit en replaçant tous les accessoires, rempli d’espoir.
L’instant
suivant j’ai sauté brusquement en poussant un cri.
Une
miette gigantesque m’était carrément tombée dans
l’œil quand j’ai voulu me tourner sur le côté.
J’ai compris qu’on ne pouvait pas refaire le
monde, il valait mieux tout abandonner, je me suis donc levé,
j’étais de fort mauvaise humeur, je me suis habillé et je
suis sorti vaquer à mes occupations.
Assurance vie
a dépend.
C’est
à réfléchir.
Les
temps sont incertains, et quand c’est comme ça, toutes sortes
d’assurances voient leur attrait se répandre.
De
toujours nouvelles idées émergent, des propositions fantastiques,
des sortes de paris que l’on verrait davantage au totalisateur. Les
compagnies d’assurances accueillent volontiers n’importe qui ayant
inventé un nouveau projet d’assurance que l’on pourrait
vendre au public.
Sur
la vie, sur la mort, sur la patience, sur l’impatience, sur les
accidents, sur les incidents, les cambriolages, les carambolages, le broyage du
noir, contre les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, sur
les éclaircies de la vie, et les obscurcies, et les endurcies, sur les
suicides et la survie, pour le cas où on me casserait la figure ou si
c’est moi qui…, sur les cours en hausse et ceux en baisse, sur le
menu du dîner : de la carpe ou du lapin.
Puis
viennent les diverses assurances combinées, les assurances à
clé, les assurances conditionnelles comme le cas d’un cambriolage
avec simultanément un tremblement de terre : pour une cotisation
réduite je toucherais une somme augmentée, ou par exemple une assurance
contre l’incendie et la perfidie, sur la virginité de la fille et
la virilité du mari.
Dans
notre métier on a soulevé l’idée d’assurer les
auteurs dramatiques contre le four. Malheureusement la société
d’assurances aurait réclamé une prime trop
élevée à la plupart d’entre nous :
l’équivalent d’un succès modeste dans
l’année.
Par
les présentes lignes je souhaite proposer une assurance auxiliaire
d’un type nouveau à propos de l’assurance ordinaire sur la
vie.
Je
suis parvenu à cette réflexion le matin, lorsque le
préposé a sonné à ma porte pour que je lui
règle la prime mensuelle. En apercevant le montant j’ai
pâli, mon cœur s’est mis à battre à trois fois
la vitesse normale, mon pouls et ma tension ont fortement augmenté,
j’ai failli m’évanouir, je me suis senti d’un seul
coup vieillir de dix ans. J’ai été pris d’un fou rire
en me disant que par ce sale coup la compagnie d’assurances faisait une
très mauvaise affaire, la prochaine fois ce n’est pas
l’encaisseur mais le metteur en caisse qui devra sonner à ma porte
et l’assurance décaissera la somme prévue dans le cas de ma
mort.
Je
suggère donc à la compagnie de signer des contrats avec ses
clients sous forme de d’assurance mutuelle, pour le cas d’une mort
brutale ou autre apoplexie survenue au moment de la visite des encaisseurs des
compagnies d’assurances, un contrat différent et
indépendant de l’assurance sur la vie.
Ce
qui est assuré est sûr.
Pesti Napló, le 8 avril 1931.