Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA MACHINE MENT

Confusion des sentiments

Je ne peux vraiment pas m’accuser de narcissisme (que ces privautés me soient pardonnées), mais c’est tout de même exagéré ce que cette entreprise d’actualités cinématographiques a fait de moi sous prétexte de style familier. Je suis entré au cinéma totalement dénué de  soupçons, et tout à coup l’écran annonce que pendant une minute on va entendre et voir ma modeste personne faire une déclaration à propos de quelque événement intéressant. Je me suis tout de suite douté qu’on n’allait pas assister à une séquence formidable. Je me suis souvenu d’avoir été dans une forme lamentable à l’occasion de cette prise de vues, mais l’image a surpassé même mon pessimisme le plus sombre. Je ne suis pas partial, allez voir vous-même, j’invite tout le monde à un contrôle objectif – au demeurant, en même temps que moi-même, le public effaré du cinéma a aussi éclaté de rire lorsque apparut ce varech trempé dans du chou poisseux à la transylvanienne en guise de visage humain, ce varech a même esquissé un sourire coquet, en balbutiant quelques murmures terrifiants, couinant avec sa bouche de cadavre aquatique de dix jours. Honorable tribunal, je demande l’audition des témoins, je n’ai jamais prétendu être une beauté, un sex-appeal, un Marlène Dietrich masculin – mais cette poignée de mortier lancée contre un mur de briques en démolition, je dois la qualifier de calomnie pas tellement en mon propre nom qu’au nom de tout homme de bon goût. Indépendamment de ma modestie, c’est-à-dire non seulement parce qu’il s’agit de mon visage, mais en général, si l’image prétend être une représentation d’un visage humain.

Bien sûr l’auteur de la séquence, au demeurant un de mes amis cher et respecté, hausse ironiquement les épaules. Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans, il n’est pas artiste peintre ! Il a fait son devoir, il a correctement réglé l’objectif, il n’a nullement maquillé le modèle, il a laissé le soleil faire son travail. La machine ne ment pas, au contraire, seule la machine ne ment pas – si je m’étais imaginé autrement, ou si ceux qui veulent me flatter me voient différemment, ce n’est pas de sa faute : ici tout le monde peut se convaincre de la vérité nue. Si je veux me bercer d’illusions quant à mon aspect extérieur, je n’ai qu’à m’adresser à Angelo[1], lui, il fera de moi un tel Apollon que ma propre mère ne me reconnaîtra pas.

 

Bon, alors, premièrement – quant à la machine qui ne ment pas.

Pour savoir si elle ment ou si elle dit la vérité, comparons la condition humaine à un objet inerte. En réalité elle ne fait ni l’un ni l’autre, elle vaque simplement à ses occupations, elle fonctionne, conformément à sa nature, indépendamment de tout critère humain. Alors restons dans la catégorie morale.

Dit-il la vérité celui qui, à une question posée répond autre chose que ce qu’on lui a demandé, en faisant semblant de répondre à la question ?

À mon avis non, il ment.

Or ici la question n’était pas de savoir ce que voit sur un visage humain un objectif photographique réglé plus net que l’œil, mais de savoir comment le visage humain se reflète dans les yeux d’une autre personne ; autrement dit, non ce que signifie la réalité pour la machine, mais ce qu’elle signifie pour l’homme. Le but de la photographie et de la reconstruction sonore dans le cinéma destiné à la vie et non à la science, n’est pas de me montrer autre chose de la réalité que ce que j’ai l’habitude de voir à l’œil nu ; son but est justement de me permettre de revoir la réalité aussi partialement ou impartialement qu’elle m’était apparue dans la nature. Nous ne connaissons pas, mais nous reconnaissons la réalité au cinéma – et si sous prétexte de reconnaissance le photographe me sert la connaissance, il ment et il triche, de la même façon qu’un naturaliste qui ferait le contraire.

Vous me dites : c’est la vérité, la machine ne ment pas.

Moi je dis que puisqu’il s’agit de la vérité, de quel droit vous arrêtez-vous à ce point ? Je ne peux pas accepter ma peau et mon chapeau comme contre-valeur de mon existence réelle, puisque vous ne m’en cédez guère plus qu’un millième. Si vous voulez être objectif, pourquoi n’avez-vous pas équipé votre optique d’un appareil à rayons X, afin de rendre visible la partie la plus impérissable et la plus compacte, donc la plus substantielle de mon être physique, mon crâne ricanant ? Ou pourquoi n’avez-vous pas adjoint aussi une prise de vues microscopique, en agrandissant, à partir d’une coupe de la peau de mon visage ou même  à partir d’une goutte de mon sang, le fourmillement plus vrai que toute réalité, le flux de la multitude des globules blancs et rouges ?

Parce que, n’est-ce pas, ce n’est plus moi – ce n’est pas à cela que l’œil humain me reconnaît, me distingue des autres.

C’est là que réside l’essentiel, voyez-vous.

La distance qui est gardée normalement entre l’œil humain et mon visage, n’est peut-être pas plus grande mais surtout pas moins grande que ce qui sépare la peau de mon visage de mon squelette. Et la relation organique est aussi importante entre eux. Pour  mieux me connaître, on peut aussi peu enlever l’air, cette illusion accommodante, créant l’unité de l’image entre les deux, que vous ne pouvez écorcher ma peau sans mettre en danger mon signe de reconnaissance principal, ma vie. Dans chaque existence extraordinaire d’un individu unique, qu’une seule personne au monde nomme "moi" alors que tous les autres la nomment "toi" ou "vous", le mode conditionnel particulier, relatif, par lequel ses congénères se le dessinent et le composent fait aussi bien partie de ses signes déterminants et distinctifs, tout autant que les données d’une science analytique et descriptive, et lui-même les observe dans un outil "technique" très ancien, plus objectif encore que votre optique, le miroir.

C’est justement pour rétablir la vérité qu’on a besoin de cette correction. Sur l’écran du cinéma j’identifie Jannings[2] et même Chaplin, je les reconnais si je les connaissais aussi dans la réalité, parce qu’ils se maquillent et se masquent devant l’objectif photographique trop net pour l’identification, et voyant bien trop mal pour la reconnaissance. C’est seulement par ce mensonge qu’ils réussissent à approcher plus ou moins bien la vérité.

 

Voici une fois de plus la moralité : « Ce n’est pas le réel, mais son image céleste[3] »

N’est-il pas étrange par exemple que la profession de foi artistique de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le "naturalisme" et le "vérisme", ont commencé à décliner au moment même où cette machine photographique qui enregistre fidèlement les faits est partie sur sa voie conquérante afin de faire concurrence à la peinture et au dessin dans les arts plastiques ? Le grand trio, Flaubert, Zola et Maupassant, avec la fierté de leur talent gonflé de vie, avait lancé un défi au romantisme. La personnalité, l’inclination, le psychisme d’un artiste ne peuvent que nuire à l’œuvre (ont clamé ces artistes extraordinaires), car l’artiste n’a qu’une seule tâche, une seule vocation, elle est de représenter la réalité, sans sympathie ou antipathie, sans sélectionner, à froid, dans la pureté du cristal, de manière impersonnelle.

En revanche le fantôme qu’ils évoquaient, l’Esprit de la Terre, apparut, lui : l’Objectif Photographique apparut froidement, dans sa pureté de cristal, impersonnellement, et les crâneurs théurgistes renâclèrent avec effarement – « qui es-tu, monstre, ce n’est pas toi que j’ai appelé ! » Car voici, c’est en effet un visage de fantôme qui répondait des yeux de l’impersonnalité, et l’homme ne se reconnut pas dans le regard vitré de l’œil mécanique. C’est le peintre et le dessinateur qui regagnèrent leurs esprits les premiers, qui revinrent de la paralysie de leur effarement, pour fuir à toutes jambes derrière le bastion protecteur d’un impressionnisme le plus extrême ; ce n’est qu’ensuite que l’écrivain s’en alla l’oreille basse, honteusement : non, merci bien, a-t-il dit, même le vériste le plus furieux n’aurait pas toléré que son roman, qui se vantait d’être une représentation fidèle de modèles "copiés sur le vif", soit illustré par les photographies réussies de ses modèles.

Seul le poète resta à sa place.

Lui, il n’évoqua personne. Il était hors de portée des surprises.

 

Son attention distraite, méditant des choses éternelles, ne fut pas ébranlée par les vagues capricieuses des vogues. Il savait très bien, depuis le début, qu’au-delà de la confusion de la raison et des sentiments un autre voile cache la réalité – ce voile est suspendu devant nous par la confusion de nos yeux, de nos oreilles, de nos sens – seule l’âme peut connaître ce qui se cache derrière.

 

Pesti Napló, le 19 avril 1931.

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[1] Pál F. Angelo (1894-1974). Photographe d’art hongrois.

[2] Emil Jannings (1884-1950). Acteur de théâtre et de cinéma allemand.

[3] Citation du poète János Arany.