Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
À RECULONS AUTOUR DU MONDE
Façons
d’apprécier
Mon confrère,
rédacteur du Journal Martien des
Sports me rend visite tous les cent ans pour un reportage et pour emporter
les dernières images de la Terre, il est passé ce matin. Il
dispose de peu de temps, il doit aussi visiter Mercure, il dit qu’il
compte envoyer un communiqué récapitulatif. Il demande quelques
données vraiment caractéristiques, révélatrices des
résultats et des records les plus importants, les
événements au centre de l’intérêt, qui
permettraient d’annoncer la fin du siècle. En fait, quel titre
devra-t-il donner à son reportage : « Le siècle
de la technique », ou « Le temps des mouvements sociaux »,
ou « L’essor des sports », ou « La lutte
pour la vie, vers une nouvelle ère glaciaire », ou
quoi ?
Comme
il guettait sans cesse sa montre, je devais me presser, j’ai
feuilleté dans une certaine confusion les pages des journaux où
les rubriques sont au moins divisées selon les branches
d’activité qui de nos jours occupent principalement les Terriens,
"Science", "Littérature",
"Théâtre", "Politique", "Sport",
"Économie" par exemple...
Mon
regard a brusquement été attiré par une nouvelle du jour.
J’ai tellement été ahuri quand j’ai vu le titre que
sans y prendre garde j’ai lu l’article à haute voix. Mon
confrère, au vu de mon ébahissement, en a conclu qu’il
devait s’agir d’une chose tout à fait nouvelle pour tant me
surprendre, et il l’a aussitôt notée sur son calepin :
Un
Américain est parti faire le tour du monde, et il se trouve déjà
aux Bahamas. Il fait la route à
pied, comme d’autres avant lui, mais il y a ajouté un
élément nouveau, du jamais vu. Il ne marche pas en avant, mais
à reculons comme, prétend-on, le crabe.
Il
marche à reculons, c’est bien vrai, et pour ne pas
trébucher, il s’est fait fabriquer une sorte de périscope
dont le miroir lui permet d’observer le terrain situé dans son
dos, ou si on veut, devant lui. C’est ainsi qu’il compte marcher
jusqu’au bout.
Les
parieurs et les mécènes qui financent cette entreprise extraordinaire
annoncent avec joie que le premier Crabe-Homme, ou Homme-Scorpion ou ce que
vous voudrez, ce dernier avatar de l’Homme-Oiseau, de
l’Homme-Poisson et autres merveilles de la nature, est en parfaite
santé, il est de bonne humeur, et très probablement il
mènera à bien sa belle entreprise.
Ou
ce marcheur, ou moi qui ai déniché cet
entrefilet, nous avons, je suppose, mis dans le mille, nous sommes
tombés sur un symptôme révélateur du temps. Je pense
cela parce que mon confrère martien, quel que soit le sujet que
j’essayais de soulever, m’écoutait poliment, prenait
même quelques notes, mais revenait obstinément sur ce cas. Il
demandait des détails et paraissait irrité, parce que le compte
rendu était si peu loquace.
Dieu
sait si j’ai essayé de détourner son attention.
À
propos des records, je pensais que la performance de quatre cent à
l’heure des voitures ou de six cent des avions pouvait peut-être
l’intéresser davantage, de même que la conférence que
Oberth[1] tiendra
à Budapest la semaine prochaine sur la fusée spatiale, la sortie
projetée du Nautilus, toutes sortes d’inventions extraordinaires,
en physique, chimie, physiologie, psychologie. Ou encore des plans politiques
et économiques, l’idée paneuropéenne, les nouvelles
tendances et les débats littéraires, la crise, ou que sais-je
encore.
À
la fin c’est moi qui ai perdu patience, écoutez, lui ai-je dit,
pourquoi vouloir tant gonfler cette ineptie, des demi-fous ont toujours
existé, et on peut toujours trouver quelques centaines de totalement
fous qui s’ennuient et qui sont prêts à applaudir ce genre
d’extravagance de mauvais goût.
La
prochaine fois quelqu’un refera ce chemin à quatre pattes, puis en
rampant sur le ventre ou en faisant des galipettes, mais quel
intérêt ? Vous ne voulez tout de même pas en conclure,
sur la base d’une métaphore déplaisante et bon
marché, qu’il faut que le monde entier aille à reculons
pour que quelqu’un puisse penser faire sensation avec une pareille
idée ?
Ce
n’est pas tout à fait ainsi, répondit-il en
réfléchissant. Ce qui est important chez cet homme, ce
n’est pas ce qu’il a imaginé, mais c’est sa
résolution et sa volonté, j’irai jusqu’à dire
sa foi et sa conviction, qui lui ont donné la force de se lancer. Comme
je suis idéaliste, je ne nierai pas que les époques successives
de l’histoire n’ont pas été tout à fait
façonnées par le hasard, mais aussi par les conceptions et les
convictions de l’homme, ou n’hésitons pas à les
nommer, les diverses religions. Je ne
devais pas lui en vouloir mais il a remarqué que parmi les grands
courants intellectuels qui font bouger le monde et que j’ai
énumérés, je n’en ai mentionné aucun qui
serait conduit par un fanatisme religieux.
Excepté
celui-ci.
J’ai
haussé les épaules, mais c’était plus fort que
moi : des mots me sont revenus que j’ai échangés des
années auparavant à Siófok avec un représentant de
la secte des Randonneurs autour de
Je
l’avais rencontré en marchant sur la route. Il marchait tout comme
moi qui me rendais dans la villa voisine – rien ne me
révélait en lui qu’il était un marcheur au long
cours. Mais il a bien voulu interrompre ses quarante mille kilomètres
pendant une minute pour moi, pour me remettre un petit cahier contenant le but
de son périple, les attestations des étapes déjà
parcourues et une demande d’un modeste soutien de ma part. Pendant que je
lui offrais mon obole, je n’ai pas résisté à
l’envie de poser quelques modestes questions, par pure curiosité,
à mon congénère agité de rêves aussi
différents des miens.
- Et
vous dites que vous irez jusqu’au bout ?
Il
relève la tête, fier.
- Moi oui !
Cet
accent presque provoquant mis sur le moi
m’a troublé.
- Tiens
donc, lui ai-je dit, vous avez tant confiance en vous ?
- Moi
je peux, a-t-il dit sur un ton vraiment tranchant cette fois. – Car moi
j’ai la volonté, elle manque à d’autres.
Il
commençait à m’énerver.
- Moi
par exemple je ne l’ai pas, vous voulez dire ?
- Je
veux bien dire que vous ne l’avez pas. Sinon vous n’auriez pas
demandé si j’irai jusqu’au bout.
Cette
fatuité, cette leçon non sollicitée m’ont
carrément fâché.
- Écoutez,
mon ami, lui ai-je dit après une courte pause, pendant qu’il me
toisait avec supériorité et outrecuidance. –
Écoutez, il est possible que je manque de volonté. Mais si
j’avais autant de volonté que vous, je ne l’emploierais
certainement pas à pareille imbécillité, ce non-sens,
faire le tour du globe à pieds comme un esprit fêlé, cette
Terre que le labeur assidu de six mille ans a équipée de rails,
de roues et de locomotives. J’irais plutôt frayer des chemins,
briser des rochers, développer
ce qui existe déjà mais ne va pas encore assez loin.
J’irais en train jusqu’à l’extrémité
existante des voies ferrées – pour prolonger les rails, au
bénéfice et à l’usage de tous. J’ai bien
l’honneur… Bonne route.
Je
l’ai planté là sur la route et alors, je me rappelle,
j’étais très satisfait de moi, de lui avoir vidé mon
sac. J’avais bien des années de moins que maintenant, et mon
âme était pleine de la pensée du progrès et de
l’épanouissement humain.
Et
de leur espoir aussi – que vaut la conviction la plus flamboyante, sans
l’espérance ?
Aujourd’hui
– qui sait ?
D’où
me venait cet espoir ?
De
l’hypothèse naïve que le salut est assuré par des valeurs – des biens positifs, des
différences mesurables entre le parfait et l’imparfait.
Force,
esprit, beauté, génie, comme ayant manifestement une plus grande valeur, autant de
qualités capables de vaincre la faiblesse, l’inertie, la laideur,
la stupidité, même dans la rude compétition que celles-ci
provoquent.
Un
avion file au-dessus de ma tête…
Oui
mais j’ai récemment rencontré le frère du pilote
hongrois qui s’est volontairement noyé dans l’eau d’un
fossé, parce que dans les conditions actuelles il voyait son avenir
personnel sans espoir.
Un
autre court après une bouchée de pain – un troisième
ne supporte pas son milieu mesquin, envieux.
L’homme-oiseau
est né, mais l’homme-oiseau est triste là-haut parce
qu’il devra atterrir au sol où des gens s’entre-déchirent,
de lourds soucis les oppressent, l’air empeste l’odeur de batailles
et de boues.
Force
virile, muscles gonflés, lame du sabre qui ne rate jamais son but,
santé ? Tu peux aller faire catcheur au cirque avec ça, acrobate
ou footballeur professionnel, tout comme au temps des Césars – qui
s’intéresse plus que Sergiolus[2] aux
"muscles déchiquetés d’un gladiateur" ? Du
spectacle – davantage, le laurier n’est plus à la mode,
alors que l’argent… ?
Les
chétifs et les ventrus sourient dans leur barbe.
Beauté ?
Oui,
oui, on en veut ! On en veut par douzaines, il en faut dans la revue nue.
Esprit ?
Alors
– c’est peut-être effectivement la volonté brute, sans
esprit, sans beauté, la volonté obscure sans raison, sans objet, qui conduit quelque part,
même si elle va à reculons.
Deux
vers de Babits :
« … Viendra un jour une route sur rien,
rêve sur l’eau. »[3]
Pesti Napló, le 24 mai 1931.
[1] Hermann Oberth (1894-1989). Physicien allemand, spécialiste de l'astronautique, considéré comme l'un des pères fondateurs du vol spatial.
[2] Epia, une épouse de sénateur, abandonna son notable de mari pour suivre un aventurier, Sergiolus, un gladiateur charismatique, malgré son bras tailladé, son nez cassé et son œil poché et l'accompagna jusqu'en Égypte.
[3] De Kabale de Mihály Babits (1883-1941)