Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE THÉÂTRE TRANSFORMÉ

L’expérience n’est peut-être pas nouvelle, mais son application n’a jamais été autant d’actualité.

Et caractéristique.

Et les dramaturges du futur, s’ils cherchent l’origine de cette nouvelle école, dateront le point de départ de ce grand processus de l’opérette Bar miracle[1].

Elle a fait les premiers pas, dira-t-on.

Oui, il est déjà arrivé par le passé qu’on tâche d’assouplir entre la scène et la salle la ligne de démarcation que l’époque classique avait profondément creusée en un véritable ravin d’orchestre ou même une muraille de Chine infranchissable. Le comédien descendant dans la salle et claironnant son texte vers la scène, une curiosité surprenante, voulait souligner un certain ton direct par ce franchissement de la frontière. Des desserts de scène nue, de répétitions scéniques gâcheuses d’illusions et par là même excitantes, ont souvent été servies, avant comme après Pirandello, à un public avide de piquants inhabituels.

Mais là il s’agit de quelque chose d’autre. Et de nouveau.

Il ne s’agit plus ici d’un simple démontage du mur de séparation entre la scène et la salle. La fusion de la scène et de la salle n’est plus ici un simple mélange bariolé, mais un vrai composé chimique, n’est plus ni scène ni salle, mais quelque chose d’autre – une troisième possibilité.

La scène se renie, dissimule sa substance, se fait passer pour autre chose que ce qu’elle est.

Est-ce une contrainte pratique ou le courant normal de l’évolution de l’histoire de l’art – il est trop tôt pour le savoir. La scène a-t-elle pris peur, craint des arts concurrents, craint la crise économique, et s’est-elle déguisée pour cette raison – ou est-ce une transformation des goûts qui aurait exigé d’elle une mutation complète ? La tendance n’est pas encore claire.

On peut seulement imaginer ad absurdum où conduira cette nouvelle piste.

Dans cette célèbre opérette de notre excellent compatriote Géza Herczeg, scène et salle composent ensemble un night-club joyeux, où la salle joue en quelque sorte le rôle d’une rangée de loges, comme on en trouve fréquemment dans ce genre de music-hall, pour ceux qui ne souhaitent pas danser sur la piste. Le comédien, tout au moins en apparence, est tout autant client du music-hall que spectateur, les éléments passifs et actifs s’entremêlent tout à fait dans cette intrigue de type commedia dell’arte.

Une autre opérette vient de prendre son envol à Berlin, encouragée par le succès de la précédente, mais multipliant encore cette révolution théâtrale osée.

Il s’agit d’une pièce intitulée Coq d’or. "Coq d’or" est le nom d’un hôtel. Tout se passe dans cet hôtel. Au sens le plus strict du mot. Le théâtre est l’hôtel lui-même. Cette fois la comédie commence dès l’extérieur. Le spectateur qui arrive découvre avec étonnement que le nom du théâtre a disparu du fronton et il a été remplacé par l’enseigne "Hôtel Coq d’or". Ce ne sont pas des ouvreuses qui accueillent "le client" sortant de sa voiture, mais un portier et un groom. À la place du guichet il trouve une réception, où un concierge lui remet non un billet mais un "numéro de chambre". Devant les loges se trouvent une femme de chambre et un garçon d’étage. Devant chaque loge, côté couloir, est disposée une paire de chaussures.

Que pourra-t-il encore advenir de plus ?

Quelques années encore et le théâtre ne pourra plus être reconnu par sa propre mère si par hasard ils se rencontrent.

S’ils se rencontrent, dis-je, et ça n’a rien d’une blague, car qui pourra arrêter le théâtre quand une fois il est "parti" stricto sensu sur cette pente ?

Qui pourra empêcher que quelqu’un écrive un jour une pièce qui transforme le théâtre en un bateau à vapeur, pour n’avancer qu’un exemple modeste ?

Où en sera-t-on alors du truc technique dépassé, la "scène tournante" ?

C’est une scène sur roues qui amusera nos enfants, ce qui signifie que le théâtre tel qu’il est de la tête aux pieds sera monté sur roues comme son heureux et naïf ancêtre, le cirque ambulant.

C’est ainsi que se rencontrera le Commencement avec la Fin.

L’opérette Titanic sera jouée dans des estuaires de fleuve ou sur la mer, par un théâtre équipé d’hélices.

En outre, tout théâtre évolué aura un toit ouvrant, pour le cas où l’intrigue se jouerait par exemple sur un Zeppelin. Quant à la trappe, cette notion concernera dans l’avenir le théâtre tout entier. De cette façon rien n’empêchera qu’on joue une pièce dont le premier acte se déroulera sur la terre ferme, le deuxième sur mer, le troisième sous la mer et le quatrième en l’air. Chaque entracte laisse suffisamment de temps pour son seulement transformer le bâtiment bien équipé du théâtre en le véhicule correspondant, mais aussi pour le faire parvenir sur le lieu exigé par l’action.

Le spectateur sera moins le public que plutôt passager du théâtre.

Parce qu’à l’avenir le théâtre n’attendra pas que le spectateur y entre. Il semble qu’il ne pourra plus se permettre ce luxe. C’est lui qui ira quérir le spectateur. Sur demande, il ira à son domicile.

En effet, on devine à l’évidence à quel point extrême conduira ce progrès. Le sérum-théâtre ou la pilule-théâtre. Un comprimé grand comme un cachet d’aspirine. Le spectateur l’avale, le comprimé commence à agir, et sous son effet direct la représentation de l’auteur, du comédien et de la scène condensés dans ce comprimé, se déroule tout aussi simplement dans l’imagination que s’il la voyait de ses yeux et s’il l’entendait de ses oreilles.

Et alors il pourra peut-être s’agir de nouveau d’une pièce que joueront des comédiens ressemblant à des comédiens, dans un théâtre ayant la forme d’un théâtre.

 

Színházi Élet, 1931, n° 3.

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[1] Musique de Miklós Brodszky (1905-1950) ; paroles de Géza Herczeg (1888-1954). Journaliste.