Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ORGUE DE
BARBARIE
Rêverais-je ?
Ou est-ce avant, que je rêvais, et je
viendrais de me réveiller, garçon de six ans, devant le jardin du
presbytère de la rue du Chemin de Croix, où j’étais
venu arracher quelques feuilles de mûrier pour mes vers à soie ?
Le presbytère est là, un peu plus loin
c’est la place Marie-Thérèse, l’église…
des petites filles font la ronde et chantent…
Non, mes oreilles ne se trompent pas, j’entends
bien les paroles :
« Mariska sur un caillou assise
… »
Un grincement bien connu, puis je l’entends
encore derrière mon dos… Puis un kreutzer emballé dans du
papier frappe le dallage de la cour…
Je me retourne.
Une armoire doublée de feutre entre deux
grandes roues. Une manivelle en cuivre, manipulée par une main experte,
à un rythme soutenu.
Un orgue de barbarie !
Un limonaire, un limonaire dans la cour dallée,
il musique et il grince, du même grincement pénible, de la
même voix au goût de citronnade jaune, d’eau
rouge-sang-kreutzer, à l’odeur de réglisse et de baklava et
de croissant géant et en forme de ballon, comme je l’ai entendu la
dernière fois sous le carrousel du Luna-Park – dans la même
chaleur faisandée, poussiéreuse de l’après-midi
d’été, que celle qui a noyé mes cheveux pâles
d’enfant dans un sommeil stupide…
Mais est-ce possible ?!
Quel drôle de rêve !
J’ai dû lire les Mille et Une Nuits,
après le déjeuner, dans cette alcôve pénombreuse
– Aladin et Sindbad, ou les Bottes de sept Lieues…
J’ai rêvé qu’un orchestre
géant sonnait à Paris et à New York, et on pouvait
l’entendre ici, à Budapest et partout, dans chaque appartement et
dans chaque pièce, tous ceux qui voulaient… Les lampes
merveilleuses d’Aladin éclairaient dans une armoire magique, et
chantaient Caruso mort depuis longtemps…
Et un personnage de rêve du nom de Thérémine[1] faisait vibrer l’air vide, faisait sonner la
musique des sphères…
Et l’Artiste vivant bougeait et parlait et
chantait, à dix mille endroits à la fois…
Et en haut… en haut, en l’air… des
oiseaux humains filaient… des voitures ailées et une nef
d’argent passait entre les nuages… j’étais à
bord de la nef d’argent… sous mes pieds les villes
illuminaient…
Stupide, impossible rêve d’enfant !
Cet orgue de barbarie… cet orgue de barbarie…
ce limonaire sonnait en même temps… C’est son grincement que
mon rêve de désir a transformé en l’armoire
d’Aladin et en une ombre parlante et vivante et en carrosse volant…
il ne s’est rien passé pendant ce temps, dans cet
après-midi torride d’été… Seul cet orgue
grinçait, sans fin, grinçait péniblement le chant
éternel de la misère immuable, le chant sans mélodie de la
pauvreté impuissante…
„Auch du wirst mich einmal betrügen… oh
du lieber Augustin…“[2]
Az Est, le 14 juin 1931.