Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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TROIS LITRES D’ESSENCE

L’homme et la machine

Il dépendait de trois litres d’essence[1] que la performance de l’avion du Hongrois Jászonok, la traversée aérienne de l’océan, ne s’achève dans cette perfection des formes, dont l’esthétique aurait pu donner un cadre digne à cet exploit merveilleux. Nous étions tous rassemblés là en une foule serrée sur le môle du port de Mátyásföld, toute la Hongrie officielle ou non, des banderoles, des couronnes, la tribune du gouverneur ; et les nerfs de l’oiseau invisible en liaison radio avec nos nerfs faisaient toutes les dix minutes palpiter nos cœurs de concert avec l’effort haletant, les artères prêtes à craquer des deux braves jeunes Hongrois qui dépensaient les dernières réserves de leurs muscles et de leurs poumons. La charmante petite blonde, Madame Endresz est tendue à l’extrême, de ses yeux obstinés aucune peur indigne n’extirpe la moindre larme ; les doigts nerveux du premier ministre quand il lève la main sur ses yeux pour scruter l’horizon, la contraction de nos lèvres mordues au sang, tout est directement connecté aux cœurs courageux des deux hommes invisibles, et toute cette palpitation tremblante, tout ce fleuve de nerfs, de sang et de sueur, se dirigeait vers la fin de son cours, son estuaire, les valves du cœur d’une machine mécanique. Le dernier rapport est tombé à sept heures : Sándor Magyar est fatigué, il n’émettra plus car il doit concentrer toute son attention sur le moteur. Après vingt-sept heures de labeur, il ne s’agit plus que d’un vol de quinze minutes, il faut tenir encore un quart d’heure. Nous sommes tous au courant de la quantité de carburant qu’il leur reste, il s’agit maintenant de savoir si les pistons recevront jusqu’à la dernière goutte ce dont ils ont besoin. Pendant ce temps un des deux pilotes tient le gouvernail, et l’autre siphonne désespérément dans le réservoir pour en extraire les sucs restants – cet imbécile de cœur de machine aurait encore besoin de trois litres. Rien n’y fait ! Ces trois litres manquent ! Le moteur hoquette, il émet une voix sèche, éraillée, il se met à râler, cherche l’air. Les veines gonflent au front du pilote. Il est là, assis, penché en avant, il tiraille sur le piston, il prendrait volontiers en mains la pauvre petite tige en acier qui court dans le cylindre, tel un chirurgien qui au cours d’une opération dont dépend la vie et la mort attrape à mains nues, masse et pétrit le cœur qui s’apprête à lâcher : bats encore dix minutes et ça ira ! Le sang bouillonne derrière ses tempes. Et ce bruit fait jaillir un désir fiévreux, excite son instinct, sa fureur et sa volonté – c’est du sang, du sang, du sang qui court dans ses veines, six litres de sang, du sang humain, un liquide bon marché : il ne sert à rien ! Pourquoi n’a-t-on pas plutôt rempli mon corps d’une essence pure, noble, pour pouvoir ouvrir maintenant mes artères et donner trois des six litres, les transfuser dans les vaisseaux mourants de ma sœur machine ?

 

Sœur machine – je m’arrête et je médite, après que cette expression bizarre est tombée de ma plume.

Elle est née de l’état d’âme troublé des dernières minutes d’un moderne coureur de marathon dans une nouvelle olympiade, du désir désespéré de ces trois litres d’essence manquants ; elle est encore brumeuse et incertaine mais elle envisage déjà le profil entraperçu, la possibilité d’une nouvelle notion : une relation nouvelle, jamais rêvée, entre l’homme et la nature.

Sœur machine.

Une sœur – ou peut-être plus encore !

 

Les animaux et les plantes étaient nos frères et sœurs. Nous nous aimions, embrassions, tuions, mangions les uns les autres, nés dans le sang, la moelle, la chair et le fruit les uns des autres : nous combattant pour avancer, dépendants, nous soutenant par la perdition et le ravage l’un de l’autre, vers un but inconnu.

La vie était jusqu’ici l’unique clé, solution, sens, dieu et religion de la vie. Tout autour, des pierres, des métaux, des forces inertes, des astres tournants, rocheux, lointains, des lumières froides, un monde infini de matières, avec lesquels nous n’avons rien à voir, qui n’ont rien à voir avec nous. L’Existant et la Vie côte à côte, dans une étrangeté sans espoir, dans l’indifférence, deux mondes, l’un tolère l’autre dans la mesure où il n’enfreint pas certaines lois implacables, ne dérange pas les griffes d’acier des éternels Lignes de Force – l’autre joue à cache-cache en tremblant entre ces cercles, danse sur des œufs dans son labyrinthe sourd et aveugle. L’unique chance de sa naissance, son berceau et son cercueil sont l’utérus et le sein de la Terre – il n’y a pas d’autre nid pour elle dans l’univers infini.

Elle exécute son petit parcours entre le sein de la Terre et l’utérus, dans cet espace minuscule.

C’est d’ici qu’elle puise son espoir, c’est ici que reconduira son espoir – c’est à cela qu’elle compare tout – ses symboles, même pour la compréhension du Monde Extérieur, c’est à cette source qu’elle les puise.

Elle imagine des astres vivants, une Direction et un Destin attendant une solution dans les mouvements des forces, une volonté et une intention, un Dieu vivant.

Les anciennes cultures s’accrochaient à toutes les branches des plantes et des animaux, elles sculptaient à la forme de leur corps des idoles, des fétiches et des totems pour être leur messager, pour adoucir et supplier l’indifférence des pierres sans dieu qui bravent tous les dieux : pour que la machinerie de l’Existant ne broie pas la vie entre ses dents.

 

Jusqu’à ce que naisse, entre les mains de la Vie, la première machine.

Et qu’après un long temps elle y reconnaisse son propre enfant.

Au début elle le traitait avec prudence. Elle lui apprenait à marcher, l’éduquait, le sculptait et le domptait, elle avait le plus vif espoir que le petit gamin-machine arriverait à imiter ses gestes à elle.

L’enfant forcit.

Et puis la pierre et le fer inertes eurent plus de pieds et plus de mains, de plus volumineux poumons, un cœur plus fort, une gorge plus puissante, des oreilles et des yeux mieux réussis que quiconque l’avait sculpté – il résolvait cent fois et mille fois mieux et plus parfaitement et plus régulièrement et plus économiquement les tâches particulières de la vie, il exécutait les exercices courants avec cent et mille fois plus d’habileté que la vie elle-même – bien sûr, seulement entre les mains de la vie.

Mais qu’adviendra-t-il quand ces mains commenceront à perdre leur force ?

 

Hier soir je suis allé voir l’attraction Fournaise Mortelle au Luna-Park. J’avais vu récemment l’acrobate qui saute dans un tonneau d’une hauteur de quarante mètres, il m’avait fait grande impression. Il m’a été dit que les gars qui grimpent à la paroi dans cette fournaise avec une moto offrent un spectacle encore plus ahurissant. Je ne l’ai pas cru, j’ai dit que le courage et l’habileté de l’homme nu nous émeuvent forcément davantage que le maniement habile d’une machine – cette production est celle d’une machine et non de l’homme, or l’omniscience d’une machine ne nous étonne plus depuis bien longtemps.

Je n’avais pas raison.

La relation homme machine, la lutte entre la machine et l’homme, justement du point de vue de la vie, mettent en évidence les profondeurs de tragédies et d’actes d’héroïsme encore plus étonnants, vigoureux et secouant que quand c’est une vie qui lutte contre une vie ou quand nous vainquons notre propre corps.

Le moteur cliquette et jette des flammes et vrombit : les roues décrivent des cercles sur le mur. L’homme est assis dessus et la tient entre ses mains et ses pieds.

 

Un seul geste maladroit, un seul dérangement entre les atomes de la machine, et tous les deux gisent déchiquetés au fond de la fournaise. Lequel des deux est plus froid, plus fiable – le vivant à trente-sept degrés ou la non vivante à trois cents degrés : c’est la question. Et une autre, insaisissable : lequel des deux perd le plus s’ils tombent ?

Ils sont égaux.

 

Nous devons adopter la machine comme une sœur depuis qu’elle combat avec nous pour quelque chose que nous ignorons ensemble – c’est la moralité des trois litres d’essence manquants.

Nos frères animaux et végétaux ne nous conduisent pas dans le secret muet de l’Existant, pas même sous forme d’idoles divines, ils ne nous apportent pas la rédemption – que se passerait-il si avec lui nous essayions d’écrire un nouveau testament avec la Nature ?

Sœur-machine, Mère-machine, couveuse-machine, pondeuse-machine, couve-nous, poussins impuissants que nous sommes, afin que nous puissions sculpter pour nous un dieu-machine, si le dieu vivant refuse d’entendre notre prière.

 

Pesti Napló, le 19 juillet 1931.

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[1] György Endresz (1893-1932) et Sándor Magyar (1898-1981). Pilotes hongrois ont traversé l’Atlantique sur un avion Lockheed Sirius les 15 et 16 juillet 1931. Il leur a manqué trois litres d’essence pour atterrir devant la tribune officielle. Ils ont atterri dans un champ de maïs à quelques kilomètres de Budapest après un vol de 5770 kilomètres.