Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
GIPSY
Poésie
au service de la presse technique
Mon Dieu, cet Homère était aussi
un brave homme, en son temps.
Anacréon, Horace, Walther von der Vogelweide[1]. Et puis Verlaine.
Et les autres poètes.
C’est toute la poésie qui
manquait d’un fondement sérieux. Les poètes chantaient, on
dit même qu’ils chantaient comme l’alouette ou le rossignol
– mais l’alouette ou le rossignol savent très bien ce
qu’ils font, ils charment leur élue, on peut dire qu’ils
gagnent le pain de leurs petits, indirectement. Les poètes en revanche
n’ont jamais gagné leur pain, cela prouve que personne
n’avait besoin d’eux. C’est tout. S’il arrive que dans
des époques sentimentales ou artistiques on trouve trois ou quatre
personnes pour lire de la poésie (les autres, tout au plus, en parlent),
que peuvent-elles faire pour le poète ? Je dis : ce
poème est merveilleux. Bon, d’accord, il est merveilleux. Et
alors ? Qu’est-ce que ça change ? Il l’a
écrit, moi ça m’a plu – c’est tout. Point
final. Rien n’en sort. On se trouve dans le même état
qu’après avoir réussi les mots croisés. La grille
est remplie. Et alors ? Quelle utilité on en tire ?
La raison de tout cela est que la
poésie n’était pas au service de la vraie vie. Elle
était lâchée en liberté – elle
s’adonnait à des affaires privées, devrais-je dire. Or les
gens préfèrent leurs affaires privées à eux,
plutôt que celles du poète.
Ces dernières années on
dirait que la poésie a regagné ses esprits.
Je me rappelle que ce processus très
subtil commençait déjà quand j’étais apprenti
journaliste : l’industrialisation de la poésie lyrique, au
service des affaires publiques.
En tant que jeune collaborateur sous
contrat avec feu le journal mémorable A Nap, moi aussi j’ai remis, dès le
troisième jour, pour publication, l’épopée lyrique
pour laquelle j’avais voulu devenir journaliste. Mais le rédacteur
me l’a amicalement rendue, il invoquait le manque de place, et il
m’a encouragé à écrire, dans la mesure où
j’avais goût et talent pour la poésie, de brefs sizains dans
le journal, autant que je voulais (ce genre poétique avait pour nom des gipsy, j’ignore pourquoi), le
public en raffolait s’ils traitaient des événements
d’actualité, en outre on pouvait facilement les mettre en page,
n’importe où. Justement, il y aurait ici deux centimètres
d’espace libre, on clôture le journal dans deux minutes, si
j’écrivais vite quelque chose.
J’ai pris place, j’ai parcouru
les nouvelles du jour, mon regard fut attiré par la ligne « Prenk Bib Doda[2] est arrivé à
Budapest ». Deux minutes plus tard j’ai porté le
poème suivant :
Ma
chère fille, Bib Doda
Moi
aussi au même endroit
J’arrivais
à seize ans tout droit.
Mon poème plut à tout le
monde. J’affirme qu’il fut lu à Budapest par vingt fois plus
de personnes que le Paradis Perdu de Milton.
Depuis ce temps, je constate que le genre
s’est bien installé.
Des poètes de premier ordre
composent des épigrammes liées à l’actualité
dans différents quotidiens. Pour ne nommer que le plus
célèbre d’entre eux, prenez l’excellent Imre Farkas[3], qui a dernièrement
créé une école d’écriture de ce genre
raffiné et artistique.
Mais cela ne suffit pas.
Après tout, un quotidien satisfait
toutes sortes de besoins, il publie parfois aussi des poèmes
authentiques au sens ancien du terme, dans une rubrique nommée
littéraire.
Les grands poètes y avaient bien
songé, mais ils n’avaient pas encore une littérature journalistique
technique assez évoluée à leur disposition.
Pourtant la compagnie Les Ampoules Réunies se serait fait un plaisir de publier
les vers de János Arany dans son journal technique :
Dedans brûle un cierge orphelin
solitaire.
(donc :)
Dehors
guette l’obscurité…
De même La Revue des Opticiens aurait aimé publier le chant
populaire de Petőfi (avec une légère modification) :
Combien de dioptries de tes yeux, ma
Sophie,
M’envoie
ton regard plein de paradis ?
Les fabricants d’empeignes pourraient
remonter jusqu’à Bálint Balassi[4] :
L’ombre de la verte forêt
Les
traces de mes bottines rouges…
Ne parlons même pas de Madame
Ágnes[5]
qui a enrichi, elle, la littérature technique de la cuisson des
savons et des lessives !
Ou Erzsébet Szilágyi
qui a écrit sa lettre, à quoi pensait-elle d’autre que Le Journal des Postiers ?
Et les épiceries fines ? Le
poème suivant leur est carrément dédicacé :
Du
gibier, du poisson, que de bonnes bouchées
Font
venir l’eau à la bouche…
Que de manières !
Soyons sincères, ô
poètes – quel autre intérêt, critère, point de
vue, appel à l’enthousiasme ressort aujourd’hui de ce
vers :
« Debout, Hongrois »[6]
- quoi d’autre que ce qui pourrait stricto sensu enrichir le
journal technique des usines de caoutchouc, dans l’unique optique
réaliste et d’intérêt public de savoir quelles semelles portent les souliers,
du caoutchouc ou de l’ordinaire ?
À bas les rivalités…
Car voici que nos cheveux noirs sont
déjà parsemés de blancs[7] – tiens ! Ce sera tout à
fait approprié au Bulletin des
Coiffeurs.
Színházi Élet,
1931, n° 30.
[1] Walther von der Vogelweide (1170-1230?). Poète
Minnesänger.
[2] Prenk Bib Doda (1860-1919). Leader de la résistance albanaise contre les Ottomans.
[3] Imre Farkas (1879-1976). Poète, compositeur d’opérettes.
[4] Bálint Balassi (1554-1594). Poète hongrois.
[5] Références et citation de trois ballades de János Arany dont une consacrée à Erzsébet Szilágyi (?-1483), épouse de János Hunyadi.
[6] Début du Chant National, de Petőfi.
[7] Cité de Fin Septembre, de Petőfi.