Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
l’État porcin
Visite
à la porcherie de Nagytétény
La voiture errant dans le printemps lumineux
m’emmène par là par hasard : il me revient que depuis
dix ans, chaque été, quand je passe par ici dans mon rapide du
Balaton, je me promets d’y rendre visite, c’est l’occasion.
Deux sculptures splendides au-dessus du
portail, des porcelets tournés vers l’intérieur, je les
reconnais – c’est vrai, je les ai vus dans l’atelier de
Christa H. Winsloe[1], connue depuis comme auteur dramatique et
cinéaste, ses animaux modelés devaient être des
préparatifs sur la voie glorieuse des coulisses et de
l’écran.
Je suis aimablement accueilli par le
directeur et son régisseur. En effet, c’est ici la
célèbre porcherie, équipement complet, abattoir,
chaîne d’élaboration, chambres froides. Dans le temps,
à la belle époque, elle a été construite pour y
engraisser et élever soixante-cinq mille cochons, le cheptel ne se monte
plus qu’à quinze mille, même comme ça…
Mais voyons les choses en ordre, longeons
les belles ruelles régulières bétonnées, avec de
vastes porcheries de chaque côté. De jolies courettes toutes
pareilles devant chacune – un tonneau gigantesque sur le devant pour y
mélanger la pâtée avant de la verser dans des auges, ce
n’est pas compliqué. Le porc est un animal intelligent, il
respecte les conditions du contrat conclu avec l’homme, inutile de le
gaver comme l’oie, de le protéger comme les fruits, de sélectionner
ses aliments comme pour le ver à soie – il se laisse engraisser
tout seul, sans aucune contrainte, avec une réelle ambition,
jusqu’à avoir du mal à respirer, la mort est pour lui une
libération. Toute sa vie est agencée pour cette étrange
cure d’engraissement maniaque ; il bouffe et engloutit sous le
charme quasi divin d’une vocation idéale dont il se fait un
devoir, et il ne s’occupe de rien d’autre, la vie pour lui
n’a guère de joies ludiques, de moments de
légèretés. Il appartient à ce genre
d’admirateur fanatique, adepte aveugle et inébranlable d’une
religion, que nous ne pouvons même pas comprendre, sauf si nous admettons
que sans que nous le sachions, la divinité de cette religion
régnera quelque part dans la région du ventre, notre ventre
– le porc, peut-être, croit au fond de son âme qu’il
doit sacrifier sa vie sur l’autel de l’alimentation humaine, et ce
but de son parcours, l’estomac de l’homme, figure devant les yeux
de son esprit comme un bonheur céleste. Un jardin de Mahomet, le sein
d’Abraham. Dans cette optique, nous pouvons considérer cet animal
digne de respect comme le champion de la crainte de l’homme – dans
son corps gras et souillé brille une âme pure. Je l’ai
toujours vu dans cet état de flamboiement fantastique, je ne peux
même pas l’imaginer autrement. Regardez-le, déjà
comme porcelet, quand il court dans la rue du village, au milieu du troupeau,
au retour de la prairie aux glands – il ne regarde ni à gauche ni
à droite, il fonce tête baissée vers la porcherie, il
rentre tout seul par la petite porte, il n’hésite pas, il ne
discute pas comme les autres animaux domestiques – il presse ses petites
pattes à une allure monotone, et si on lui jette des cailloux ou si on
lui tire les oreilles par plaisanterie, il ne se retourne pas, il couine mais
continue sa route sur le chemin du devoir. J’aime bien le citer en
exemple à des écoliers, comme symbole de la diligence et de la
sagesse.
Cochon, cochon, bien sûr qu’il
est cochon, mais il est cochon au nom d’un but élevé, et
seulement au sens premier du mot – au sens figuré rien ne lui est
plus éloigné que les cochonneries gratuites. Au sens
figuré une tourterelle roucoulante ou notre cousin
préféré le singe insolent sont bien plus cochons que lui
– sans même parler de la chèvre sournoise qui dissimule ses
désirs vaniteux derrière une barbichette de sage. Je ne crois pas
qu’un adepte de Adler ou de Stekel à l’esprit tordu saurait
analyser dans le porc la moindre libido perverse ou un œdipe – la
raison n’en est pas que dans l’intérêt du Grand But
les cochons se soumettraient à la cérémonie du couteau
à émasculer : même à l’état normal
le devoir de manger surpasse chez eux le droit à l’amour. Qui
n’aurait pas entendu raconter avec la frayeur qui convient qu’une
truie dévore sa progéniture si on ne la surveille pas – la
sensiblerie puérile y voit une monstruosité bestiale, alors que
pour le penseur ce symbole évoque la conviction et la force quasi
métaphysique qui sacrifie ses propres enfants sur l’autel de la
Sainte Alimentation.
Mais je me laisse emporter, j’avais
promis un reportage, je vais donc résumer en quelques lignes ce que
j’ai vu et entendu au cours de ma visite.
J’ai vu beaucoup de cochons
entassés, et j’ai noté quelques données.
Actuellement le site ne s’occupe pas
de l’élevage des cochons, seulement de leur engraissement. Cela
signifie qu’ils achètent des porcs maigres et ils les revendent
gras. Malheureusement, depuis quelques mois les prévisions sont
démenties – ils achetaient les cochons à un pengoe vingt le
kilo, et maintenant, après y avoir investi énormément de
travail et de matière, ils sont contraints de les vendre au prix du
jour, à soixante-dix fillérs le kilo, au poids vif. Vu
qu’un cochon double au moins son poids, cela fait deux fois soixante-dix,
c’est-à-dire que le retour serait d’un pengoe quarante, cela
donnerait vingt fillérs de bénéfice par kilo – mais
bien sûr les frais sont bien plus élevés que cela,
autrement dit, ils travaillent à perte en fin de compte.
Comme tant d’autres.
Ce n’est pas la faute des cochons.
Ils grossissent, ils font leur devoir, ils sont bien portants, à cent
pour cent sains, grâce à la vaccination porcine obligatoire
dès leur arrivée.
Qu’est-ce qui ne vas pas alors ?
La crise économique
environnante ? Le moratoire sur les changes, les devises – ou tout cela
ne serait que symptômes, signes avant-coureurs de
l’écroulement prédit par Spengler ? Maladie de la
convalescence suite à la guerre mondiale ?
J’en doute. C’est
précisément pendant la guerre fermant hermétiquement les
frontières que cet établissement a vu la meilleure conjoncture,
à plein régime, des bénéfices et des rapports
colossaux – évidemment ils étaient fournisseurs de
l’armée, mais aussi les conditions financières étaient
plus favorables.
Il y avait encore du crédit,
Monsieur, du crédit. Nous avions confiance en l’avenir, nous
avions bon appétit, nous souscrivions aux emprunts de guerre, et dans
notre confiance admirable le boudin nous donnait la force nécessaire
pour supporter la sanglante transition.
Mais maintenant ?
Aujourd’hui il n’y a plus
qu’eux pour nous faire confiance, ces braves engraissés, nous,
nous avons perdu toute confiance. Ce qui les attend, c’est une mort
violente des plus terrible : ils mourront de vieillesse. C’est
infernal.
Ils ne s’en doutent pas encore.
Pour l’instant ils ignorent que
l’état de cochon est déterminé par
l’état cochon du monde.
Et que religion par ci, religion par
là – la politique est l’art du possible.
Pesti Napló, 10 avril 1932.