Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Tableau onze – foire aux Échantillons !
Adam : Quel est ce pays,
quel est ce peuple,
où sommes-nous
arrivés ?
Lucifer : Nous sommes chez nous !
Ceci me vient
à l’esprit ici, à côté du stand des livres.
L’importance de cette idée géniale m’est apparue
comme à la lumière d’un éclair – un vieux
livre, la Tragédie de
l’Homme de Madách, gît ici sur le côté.
Quand je l’ouvre au hasard, je me trouve au tableau onze, je lis :
place du marché devant la Tour de Londres.
Madách a englobé
l’antiquité avec le Pharaon, Miltiade et une orgie romaine en un
seul tableau condensant des siècles, et de ! Même
l’avenir avec le phalanstère et l’âge glaciaire.
Le présent, pour nous
l’éternel présent, le monde commençant par le
dix-neuvième siècle, il l’a placé au foyer de la
lentille de la scène de foire. Pas au parlement, ni au champ de
bataille, ni à l’atelier, ni à l’échafaud.
À la foire.
Place du marché, devant la Tour de
Londres. Des stands, des livres sur des bâches, vendeur de pain
d’épice, ouvrier, industriel, artisan. Adam, Ève et Lucifer
se mêlent à eux : ils n’apparaissent plus dans le
rôle des empereurs et des personnalités historiques. Ils sont de
simples badauds perdus entre les producteurs et les consommateurs de la Grande
Foire.
L’idée la plus profonde, la
plus symbolique, la plus frappante de la composition la plus merveilleuse de la
littérature universelle.
*
Le présent a été un
peu décalé, de cinquante ou soixante ans. Mais
l’idée demeure des plus actuelles. Si Madách
écrivait son œuvre aujourd’hui et s’il se promenait
là avec moi dans le bruit des haut-parleurs, il donnerait ce titre au
tableau treize : temps présent, Budapest, marché aux
échantillons.
Peu importe dans cette foule
bariolée, où se cache Adam-Miltiade, Adam-Kepler ou Adam-Danton,
il n’a pas de rang et pourtant il est ce qui est le plus : un homme
parmi les autres.
Qu’il me soit permis de
m’imaginer maintenant à sa place dans mon rêve
éveillé – il pourrait être n’importe qui,
pourquoi ne serait-ce pas moi ?
Et ce cher monsieur Hallóssy ici
près de moi, directeur méritant et enthousiaste de cette Foire,
accepterait-il pour une petite heure le rôle de Lucifer-guide de la
Foire ?
*
Ce que j’en pense comme ça,
comme première impression ? Comme impression globale ?
Celle-ci est peut-être moins
monumentale mais plus vivante et plus amusante que celle de
l’année dernière.
Un nouveau trait lui est apparu, que
j’ai du mal à exprimer en un seul mot : elle est plus
à la page. Plus moderne. Plus complète.
Plus européenne. Plus. Plus
américaine.
Pour utiliser un terme politique :
plus démocratique.
Au moment où dans un vertige je
pénètre par la grande porte, la Voix Là-Haut (te
souviens-tu, Lucifer ? Au premier tableau c’était la voix du
Seigneur !) m’invite à ne pas manquer d’écouter
la conférence de Lóránt Hegedűs[1] dans la Salle des congrès : il
expliquera la notion de banque, gratuitement, devant six cents personnes.
Devant lui, un micro. Six cent mille,
au-delà des six cent.
Hier c’est Monsieur le ministre
Kenéz qui a parlé. Il faisait frisquet, il a gardé son
chapeau sur la tête.
Antal Éber sort justement de la
salle. Il essaye de dissimuler un paquet qu’il tient à la main. Il
esquisse un sourire gêné quand on veut le lui prendre poliment. Ce
grand chambellan de toute la Foire, président de la Chambre
d’Industrie, a acheté une babiole pour son petit-fils et voulait
le lui porter personnellement.
*
Devant la Grande Halle, l’image
habituelle. Des pavillons internationaux. Du halva, des tapis persans. Une
maison hongroise, des meubles paysans. L’essentiel est toujours le
même, mais certaines formes sont étonnamment originales. Le
nouveau style apparaît partout dans les lignes : matérialité,
objectivité. Un goût et une saveur de fraîcheur
émanent de tout – la radio et les transports ont remué le
plus petit coin perdu, ils ont ouvert devant l’esprit du temps une
fenêtre dans les masures à toit de torchis. Ce qui est traditionnel
au sens ethnologique, comme la poterie vernissée ou
émaillée, apparaît comme entre guillemets mais consciemment
et économiquement, en tant que tel, en tant que rareté et
exotisme,.
Le monde sportif de
l’été – encore l’esprit du temps ! –
est étonnamment développé. L’instinct nomade de
l’époque, sur terre et surtout sur l’eau, clame
l’âge d’or proche d’une liberté sociale plus
large et plus heureuse que toute liberté politique. Des motards et des
moteurs, variantes des nouveautés astucieuses, autant d’œufs
de Colomb, pourquoi n’y avait-on pensé plus tôt ?
Petites barques en toile et en papier, maisons flottantes de poche, petits
canots à vis insubmersibles, à pédales, un moteur à
monter sur n’importe quoi, des autos, des bicyclettes, à tous les
prix, et le dernier cri pas
cher ! L’enfant des temps modernes porte sa maison sur son dos et
son pain sur sa poitrine – si tu es suffisamment attentif, tu peux
réaliser le plus beau rêve de ton enfance : tu peux
être Robinson, sans même avoir besoin d’une île, tu peux
emporter toute l’île avec toi, la cabane, le bateau, la cuisine, la
pharmacie.
« Je n’ai rien vu de tel
dans mes vieilles montagnes. »
*
Puis les halles, merveilles du gaz et de
l’électricité, imprégnées également
par l’esprit de la production
individuelle, le principe de Robinson. Les grandes machines de la
production, saintes inapprochables des articles industriels
commercialisés, parviennent maintenant dans ton foyer en variantes
miniatures bon marché, fais-le toi-même si tu y arrives, ne te
laisse pas chagriner par l’idée fixe que tu surpayes tes besoins,
que tu enrichis le fabricant. Voici la machine à soda domestique, le
métier à tisser domestique, le foreur de puits domestique, le
rouleur de cigarettes domestique, la laverie domestique – le
bâtisseur de maison domestique, s’il faut on vend même le
terrain avec, là au coin, pour des broutilles, tu peux la construire
toi-même comme autrefois, quand tu étais enfant, avec des cubes
Richter : mais cette fois ce ne sont plus tes rêves, c’est
toi-même qui pourras habiter dedans et tu pourras te pourvoir de tout ce
qui permettait à ton terrible tyran, le Capital, de te tenir dans ses
mâchoires.
Réfléchis pourtant :
peut-être vaudrait-il tout de même mieux que toutes ces soieries
mousseuses, tous ces griffés légers
avec ces motifs de bon goût et ces prix dérisoires, produits de
plus en plus parfaits et glorieux de l’industrie textile hongroise,
soient fabriqués par des spécialistes plutôt que
toi-même – profites-en pour soigner pendant ce temps tes illusions
dans l’ivresse du Tokaji pas cher, accompagné d’une paire de
saucisses au raifort. Regarde toutes ces boîtes de conserve superbes qui
te sourient là-bas et que, la publicité a raison, l’on
prépare industriellement mieux et moins cher, qu’en jouant
à la dînette ou à faire ses confitures à la maison.
Mais si tu veux absolument te vouer au
culte de l’individuel, achète ce magnifique jardin japonais avec
ses pagodes miniatures, ses cactus et ses bassins à poissons
rouges : penche-toi au-dessus et imagine-toi en mandarin, entre les murs
du siècle.
*
Car la fin…
La fin reste tout de même
l’éternelle question d’Adam : « …Dis, Lucifer, enfermée dans
cette houppelande, que deviendra ma personnalité… ? »
Le soir tombe, on sort les bâches, on
recouvre la boutique.
Et dans la pénombre, pendant que la
foule se dirige vers les sorties, certains
fantômes ressurgissent :
« Mes petites violettes sont
toutes parties… »[2]
Et l’aubergiste :
« Tout son vin fut
consommé… »
Et le soldat :
« Fidèles amis, je suis
très brave… »
Et la belle vendeuse :
« L’ivresse est envolée,
le fard est passé… »
*
À la sortie une belle et jeune
lycéenne me réveille (« Qu’attends-tu,
profondeur béante, à mes pieds ? ») de mon
état ténébreux avec un sourire irrésistible :
« Monsieur
l’écrivain, un autographe… »
Lucifer sourit :
- Tu la connais, Adam ?
*
Ô Ève ! Ève !
Pesti
Napló, 14 mai 1932.