Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BRÜNING[1]

 

Qu’est-ce que j’ai à voir avec la politique internationale ? En tant que simple composant de la société, je constate sans aucune remarque particulière qu’une nouvelle notion est née sur le terrain fertile du langage particulier de notre capitale.

Elle n’est pas encore née, mais quelqu’un qui a un peu d’oreille pour ces choses-là et qui connaît la nature de ce langage, peut le prédire à coup sûr. Notre langage est déjà gros de ce mot, et en moins de neuf mois chacun s’en servira spontanément.

Il était temps d’ailleurs, depuis longtemps nous n’avons pas reçu de mots nouveaux. Pourtant nous sommes reconnaissants quand nous recevons un mot nouveau, et tant qu’il reste à la mode, nous avons coutume d’en user pour tout, et pas seulement pour ce qu’il désigne. Quand par exemple le mot sex-appeal est arrivé, un rôti de bœuf bien dodu avait autant de sex-appeal pour nous, qu’une déclaration économique encourageante. Vinrent ensuite : dumping, piatiletka (plan quinquennal), stratosphère, chacun pouvait être splendidement appliqué à des notions les plus diverses. L’homme budapestois, quand il reçoit un mot neuf, s’en sert pour tout pendant un temps – va avec ton dumping dans la stratosphère, dit le Budapestois, avec paresse et confort, quand il en a marre de quelque chose.

Il n’est pas exclu que ma prédiction de Cassandre soit de nature à provoquer ce qu’elle prédit – moi en tout cas j’annonce ce nouveau mot : brüning. J’ignore pour l’instant si l’on s’en servira en tant que verbe, substantif ou adjectif, ou les trois.

Il deviendra un mot semblable à krimitschau[2] ou octroi ou autre, à la fin du siècle dernier.

Brüning, brüninguer, brünings.

Signification originelle : fait chier.

En d’autres termes : déclarer que je ne rembourse plus une dette pour de l’argent que je n’ai jamais touché ; seulement d’autres prétendent le contraire.

Autrement dit : va te faire...

Ça me coûte tant. Je suis content si je peux rembourser ce que j’ai effectivement touché.

Ce vieux péché qui jadis comptait pour une vertu, de réussir à léser quelqu’un qui voulait me causer un dommage autrement plus grand, mais il n’a pas réussi : je refuse de le payer pour jusqu’à la fin de mes jours.

Je préfère dire brüning.

C’est étrange. En soixante et onze les Allemands ont causé de bien plus grands torts aux Français qu’en dix-huit – et pourtant ce sont les Français qui devaient payer, et ils ont payé. Où est la justice ?

C’est seulement avec un brüning général et définitif qu’on peut brüninguer cela, ce brüning-ci qui règne dans le monde.

J’ai l’honneur de signifier à mes soi-disant créanciers deux appels, cinq ajournements, un paiement à tempérament et neuf brünings à l’occasion de la prochaine échéance.

Cela permettra peut-être de poursuivre la vie encore un temps.

 

Az Est, 10 janvier 1932.

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[1] Heinrich Brüning (1885-1970). Chancelier allemand de 1930 à 1932.

[2] Dans la ville allemande de Krimitschau, la première organisation patronale contre la grève des ouvriers.