Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UNE PLANCHE EST TOMBÉE PRÈS DE MOI…

On rénove mon café préféré, on tape, on cloue, on scie. Je trouve un coin négligé, je m’y installe pour écrire une lettre, une lettre admirative, touchante, émouvante, digne de mes aïeux troubadours, pour que la personne qui la prendra en mains ait le cœur attendri et qu’elle écoute mon ardente imploration. Cher Maître, ainsi commence ma lettre, j’ai bien reçu votre notification m’enjoignant avant la fin du mois de…

- Excusez-moi – Sándor, le garçon du jour s’arrête à ma table. – Excusez-moi, ne voudriez-vous pas vous déplacer à une autre table ? Ici on va enlever la fenêtre.

Je prends mes clics et mes clacs en grognant. Où m’asseoir ?

- Là-bas peut-être…

Il me désigne une petite table dans l’autre coin. Je m’y installe. Je reste assis une minute, j’essaye de poursuivre ma lettre, ça ne marche pas. Il fait trop sombre ici, ou quoi… Je sursaute et sous l’effet de l’impatience je me transplante à une troisième table à un pas et demi de la précédente. Bon, où en étais-je ? « …arrivé à échéance à la fin du mois courant… » Patatras ! Un boum à secouer la moelle dans les os. Je deviens sourd un instant sous l’effet du souffle.

Les garçons accourent. Un épais poteau de bois long de trois mètres est étalé à mes pieds.

Pendant sa chute du haut de la glace à laquelle il était provisoirement appuyé, il a brisé en deux morceaux le dossier de la chaise sur laquelle j’étais encore assis trente secondes auparavant et il a fendu la plaque de marbre de la petite table.

Les garçons et moi nous nous regardons, personne ne dit mot. Une sorte de gêne honteuse nous fait taire.

Je tousse, et je dis avec légèreté :

- Rien de grave, je n’ai senti qu’un courant d’air. Merci, je reste ici.

Ils partent lentement, le nez long, vaquer à leurs occupations. Aucun n’a eu le courage de soulever l’essentiel : à supposer qu’une demie minute auparavant je n’eusse pas changé de table, je serais maintenant étalé là, le crâne fendu, moi aussi, par terre, il y aurait maintenant un grand chambardement dans ce café, la foule, des téléphones, des cris…

On y a échappé belle. Et à quoi d’autre ?

Je n’ose pas me répondre. J’ai honte de cet événement. J’ai honte devant les garçons. Ça ne tient qu’à cela ? Et puisqu’ils ont été témoin de ce que ça ne tenait qu’à cela… j’aurai certainement perdu mon aura devant eux.

Bon, poursuivons… Où en étais-je avec cette lettre ? « …à défaut du règlement de plusieurs échéances… »

Ç’aurait été peut-être une meilleure affaire de payer tout d’un seul coup.

 

Pesti Napló, 17 juillet 1932

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